MAURICE LIMAT
FLAMMES SUR TITAN
COLLECTION « ANTICIPATION »
ÉDITIONS FLEUVE NOIR
PROLOGUE
La jeune femme semblait dormir.
L’homme, silencieux, allait et venait. Il fumait. Il fumait sans cesse. Prenant dans une soucoupe le tabac qui lui tombait sous la main.
Du tabac de la Terre ou bien des plaines de Mars. Ou encore de ces cigares qui viennent des planètes du Sagittaire, fort estimées.
Son visage était blême et, par instants, un spasme le parcourait, le défigurait presque, l’instant d’un éclair.
C’étaient là les seuls symptômes évidents de son immense douleur.
Soudain, il se rendit compte de l’indécence de son attitude.
Il écrasa vivement la dernière cigarette et fit aussitôt agir le venticlimatiseur.
Immédiatement, le nuage de fumée fut résorbé et l’atmosphère redevint merveilleusement fraîche.
L’homme vint au chevet de celle qui dormait, de celle qui ne devait plus se réveiller dans ce cosmos immense, où il n’y avait plus place pour elle.
– Pardonne-moi… Mon amour… Je suis égaré… Je ne songeais même pas à ce que je faisais… Oh !… si tu savais…
Il sanglota, soudain. Horriblement. Longuement.
Un peu plus tard, des gens vinrent. Des parents, des amis, avec des mines de circonstance.
Puis, les fonctionnaires. Ceux qui avaient pour tâche de mener à bien le dernier acte de l’existence cosmique. La désintégration du corps.
On le vit se pencher sur elle, poser, sur le front glacé, le suprême baiser de l’amant…
*
Minuit.
Paris-sur-Terre flambe de néon magnétisé.
Les formidables balisages, installés à l’usage des voyageurs du ciel, soit de la zone rapprochée, de l’atmosphère, soit d’au-delà de la stratosphère et cela jusqu’aux confins de la galaxie, tout irradie dans la nuit.
Vingt millions d’âmes. Des milliers et des milliers de fenêtres encore éclairées, sans compter les enseignes des cabarets, des théâtres, des piscines nocturnes, des stades où l’on s’entraîne sans cesse…
Pourtant, à l’écart, vers les coteaux de ce qui fut Ménilmontant, s’étend un vaste endroit de silence.
Un mur circulaire. Une porte monumentale, mais sobre de lignes.
Au fronton, on distingue vaguement, dans les semi-ténèbres, la forme d’une croix, flanquée d’une étoile à six branches et d’un croissant.
Ainsi, quelle que soit leur foi, tous ceux qui reposent ici sont sous la protection du triple symbole religieux. Il en est ainsi depuis que les hommes de bonne volonté, s’ils n’ont pas encore réussi à juguler le crime et la guerre, ce super-crime, ont toutefois uni leurs croyances au Maître Unique.
Clandestinement, un homme franchit le mur, s’aidant du lierre qui escalade la clôture du grand cimetière.
C’est, par hasard, que l’enquête a conduit quelqu’un, ce soir, dans ce quartier.
Quelqu’un dont le métier est d’être toujours aux aguets.
L’électrauto passe tout près, silencieuse ou presque sur son coussin d’air.
À l’intérieur, ce personnage. Mille et une autres personnes auraient suivi le même itinéraire sans se rendre compte du passage insolite de celui qui grimpe si inconsidérément, pour s’introduire dans le champ de repos fermé à pareille heure.
– Qu’est-ce que c’est que ce type-là ?
Ce type est seul, parmi les tombes.
Beaucoup d’humains exigent encore de dormir au sein de la Terre. Mais la plupart admettent volontiers, après leur départ, d’être désintégrés, système simple, pratique, hygiénique, qui remplace avantageusement les sinistres crémations désuètes.
Une ombre avance dans les allées noires, sous les cyprès et les tilleuls.
C’est l’automne. Un vent un peu aigre souffle, et des feuilles volent, tels des oiseaux de nuit, sans voix et sans plumage.
L’ombre va, tout droit, vers le désintégratorium.
Ce vaste bâtiment quadrangulaire qui domine la colline.
Il est tout près. Il contourne adroitement la construction, pour éviter de se trouver dans le champ visuel des gardiens.
Il est hors de doute qu’il a soigneusement repéré les lieux.
Un instant plus tard, il a réussi l’effraction. Cela tombe sous le coup de la loi, mais il s’en moque, bien qu’il soit rigoureusement un honnête garçon depuis sa naissance.
Mais au point où il en est…
Il marche maintenant dans des couloirs déserts. Il a fait la lumière. Il sait où il est.
Il a consulté son cosmographe de poignet :
– La ronde est finie depuis dix minutes. J’ai une heure et cinquante minutes…
Il a une sorte de ricanement amer, qui s’achève presque en sanglot :
– Et cela ne dure… pas même une seconde…
Il avance. Il cherche un instant, se repère. C’est là.
Malgré lui, il frissonne.
Ces appareils… le public ne les voit pas. Ceux qui viennent assister à la désintégration, en fait, sont cantonnés dans une sorte de chapelle ardente, voisine, mais sans pénétrer dans ce lieu.
Rien de funéraire. On dirait un laboratoire et, en fait, c’en est un.
Des appareils électriques. Des condensateurs et des dynamos. Et des cuves dans lesquelles il est aisé de coucher un corps humain.
L’homme a dompté son émotion.
Maintenant, il se recueille. Un très court instant.
– Ma chérie… Si Dieu existe… je vais te rejoindre… Sinon, comme toi, je ne serai plus… Et je veux être où tu es, ou ne plus être si tu n’es plus.
Puis, vite, très vite, il sort de sa poche un schéma, le consulte, murmure :
– Pas de temps à perdre… Les branchements… Là, à gauche, sous le transfo… La cuve numéro trois…
Il la regarde, cette cuve et, malgré tout son désir de faire le grand saut, de s’envoler à la poursuite de l’âme de la bien-aimée, il éprouve encore un désagréable frisson.
– Ah ! non, je ne vais pas flancher… Vite, vite, il prépare l’expérience. Bientôt, une dynamo commence doucement à ronronner.
– Si les gardiens l’entendent… Mais ça ne fait rien… Le temps qu’ils viennent jusqu’ici, il sera trop tard.
Il vérifie, d’après le schéma, s’il n’a rien oublié.
Non. Tout est en place. Tout fonctionne.
La monstrueuse machine à détruire intégralement les corps humains.
– Dans une minute et demie…
Il aspire une goulée d’air, de l’air climatisé de ce lieu funèbre malgré son aspect de clinique et, tournant le dos aux installations qu’il vient d’animer de leur vie électromagnétique, il va se coucher dans la cuve numéro 3.
De son portefeuille, il tire une photo. Exactement un filmo.
Petite photo en relief, représentant une très jolie jeune femme.
L’homme étendu passe son pouce sur la surface de l’image et une voix douce murmure des paroles qu’il est seul à entendre.
– Sylvia… Mon amour, râle-t-il. Encore une minute. Un peu moins d’une minute.
Et la grande étincelle foudroyante parcourra la cuve numéro trois où le malheureux sera désintégré, serrant entre ses doigts l’image de celle qu’il a perdu, qu’il a la folie de vouloir rejoindre par le truchement d’une impardonnable faute, le suicide.
Il pleure, doucement, parce qu’il l’entend encore.
Sa tête est dans un étau, son cœur se serre. Quelques secondes, et puis…
Et soudain, il hurle de terreur, se redresse, halluciné.
Quelqu’un est dans le laboratoire.
Il a eu peur, lui qui s’était volontairement porté au seuil de la mort, volontaire.
Peur. Stupidement. En un réflexe enfantin, mais bien compréhensible.
L’homme qui est là coupe le courant et prononce, d’une voix dure, sèche, où passe la raillerie :
– Désolé, cher monsieur, mais c’est parfaitement illicite. Voulez-vous savoir l’article du code qui sanctionne ce genre de fantaisies ? Loi du 27 janvier 2038. Art. 8945. Vol. 2.
L’homme veut se relever. Une poigne solide l’agrippe et l’aide, ou plutôt le force, à s’extirper de la cuve fatale.
Soudain, le désespéré se reprend, repousse son sauveur :
– De quel droit ?… Laissez-moi…
– Ttt… ttt… Du calme. Parce que ce serait outrage à représentant de la force publique. Et là aussi, si vous voulez connaître l’article du code…
– Vous vous foutez de moi ?
– Pas le moins du monde. Je comprends que vous devez avoir beaucoup souffert pour tenter une folie pareille… Ah !… je crois comprendre…
Le sauveur intempestif a aperçu le filmo, que l’autre, dans un geste pudique, enfouit dans une poche.
– Vous voulez mourir ?
– C’est mon droit, oui ?
– Non.
– Comment, non ?
Il ricane :
– Vous avez aussi un article du code à me réciter ?
– Non, mon cher. Mais il y a une autre loi cosmique. Une loi morale que nous connaissons tous… Tu ne tueras point… Et chacun est, lui aussi, de ceux qu’il ne faut pas tuer.
– On pourrait discuter longtemps ainsi…
– Aussi trêve de bavardages. J’ai une proposition à vous faire.
– À moi ?
– Comme à quelques personnages de votre style. Tous ceux qui ont envie de passer de l’autre côté avant l’heure fixée par le Destin.
– C’est-à-dire ?…
– Venez.
Subjugué, comprenant que, de toute façon, on ne le lâchera pas et que ce ne sera pas ce soir qu’il pourra se suicider à son aise, le désintégré manqué suit son interlocuteur et se retrouve bientôt parmi les tombes, en haut de Ménilmontant.
Le ciel s’est un peu éclairci. On distingue des étoiles, des planètes, bien que des rafales poussent encore quelques nuages effilochés.
– Tenez, prenez mon smoc…
L’inconnu tend à celui qu’il a sauvé un petit fragment cristallin.
Un smoc. Abréviation de cosmonocle. Un minuscule télescope qu’on peut se river dans l’orbite, simple, et bien pratique pour observer ce ciel qui est devenu la vraie patrie des humanoïdes de tous les mondes habités.
Pas un gosse qui n’en possède un. Un jouet. Mais un jouet scientifique que les grands ne dédaignent pas.
– Où voulez-vous que je regarde ? On fait de la métaphysique ?
– Ah ! non, mon vieux. Assez parlé de mort pour cette nuit. De la physique, tout simplement. Regardez par-là…
Un doigt se lève et une voix explicite désigne un point de l’univers.
– Je vois… Mais c’est Saturne, je le reconnais.
– Très bien. Voulez-vous aller là-bas ?
– Eh ! quoi faire ?
– Une œuvre utile. Ou bien, peut-être (car c’est sans doute très dangereux) trouver cette mort que vous cherchez. Et là, du moins, vous éviterez ce geste imbécile… Oui, oui, je maintiens… Et votre mort servira à quelque chose…
Un instant. Silence. Un soupir.
– De quoi s’agit-il ?
Le sauveur comprend qu’il a vaincu le désespéré. Il va se rendre. Il se rend puisque, déjà, il s’intéresse, malgré son immense chagrin…
– Avez-vous entendu parler de ce qui se passe sur Titan, la seule planète de notre système dont on savait déjà, avant la conquête de l’espace, qu’elle possédait une atmosphère ?
– Mais cette atmosphère (je ne suis pas ferré, je le sais tout de même) est irrespirable pour les humains !
– Champ merveilleux pour les suicidés en puissance.
– Vous êtes cruel.
– Et vous, vous êtes fou. Mais répondez à ma question.
– Oui. J’ai entendu ça au journal reliefcolor, à la télé. Des feux inconnus… Un astronef-pirate, ou quelque chose d’approchant.
– Bien. Vous êtes au courant dans les grandes lignes. Donc, une expédition se prépare. Mais c’est peut-être, justement, une mission suicide. Je vous propose d’y participer.
Un court silence encore. Puis le suicidé rescapé demande soudain :
– Mais, est-ce clandestin, ou quoi ?… Et si je savais seulement qui vous êtes, je pourrais répondre ?
Il rend le smoc. L’homme le met dans sa poche et sa voix sèche, mais où décidément rien n’efface l’intonation narquoise, présente le personnage :
– Commissaire interplanétaire Muscat.
PREMIÈRE PARTIE
MISSION SUICIDE
CHAPITRE PREMIER
Ce que Claude voyait le subjuguait.
Ce n’était pourtant pas absolument quelque chose d’inédit pour lui, ni d’ailleurs pour tous les humains.
Depuis son enfance, il aurait dû être familiarisé avec ce genre de spectacles, encore qu’il n’eût jamais voyagé dans l’espace, en dépit de ses vingt-sept ans.
Seulement, depuis son enfance, ce qu’il avait vu cent fois c’était des photos, des films, des émissions, des documents de toutes sortes concernant Saturne.
Maintenant, c’était autre chose. Le cosmaviso Sterne, à bord duquel il avait pris place, approchait de la planète géante, de celle qu’on nomme le joyau du ciel.
Le nez au hublot de dépolex, les yeux noyés, il contemplait l’immense sphère autour de laquelle les anneaux mettent leur cercle fantastique.
Et la lumière d’émeraude ruisselait sur lui, se projetait en taches éblouissantes à travers l’astronef, pénétrant par tous les hublots, par les baies de la coupole majeure.
Et tout changeait d’aspect. C’était un torrent féerique, un ruissellement de joie pour les yeux, envoûtant les cerveaux.
Claude Dalbret regardait. Fasciné. Immobile.
– Eh bien ! on ne songe plus à se suicider ?
Arraché brutalement à sa rêverie, il sursauta et se retourna.
Mais, déjà, il avait reconnu la voix.
– Ah !… c’est toi, Wilfrid.
C’était un Austro-Terrien, lui-même étant Franco-Terrien. Les deux garçons, bien qu’embarqués dans une même aventure, n’avaient encore guère sympathisé.
Claude éprouva le besoin d’être désagréable :
– Et toi, tu as oublié le goût des barbituriques ?
Dans l’œil bleu de l’Austro, un éclair passa.
– J’avais de bonnes raisons, tu sais… La ruine…
Claude Dalbret haussa imperceptiblement les épaules.
Wilfrid ne lui laissa pas le temps de poursuivre.
– Oui, je sais ce que tu penses. C’est idiot, de jouer, de perdre toute sa fortune dans un casino. Ah !… tu ne sais pas ce que c’est, que la volupté du risque… du…
Cette fois, ce fut Claude qui coupa.
– Mais si, justement. Sans cela je ne serais pas ici.
Wilfrid lui jeta un regard venimeux et, sans doute convaincu, lui aussi, qu’il fallait lancer quelque perfidie, il trouva tout de suite.
– Ici ?… On verra bien. Si on crève, ce ne sera pas une perte. Et, du moins, je ne serai pas assez stupide pour vouloir me mettre en l’air pour une souris et…
– Wilfrid… Tu vas la fermer ?
Les poings serrés, ulcéré d’entendre cette allusion directe à son suicide manqué, Dalbret était prêt à se jeter sur son coéquipier.
– Mes petits frères de la Terre, je vous en prie…
Présent, silencieusement venu, quelqu’un intervenait pour empêcher le pugilat.
– Devant la beauté de cette planète, remerciez le maître du cosmos. Et ne songez pas à vous entr’égorger…
– C’est ça, ricana Wilfrid. Les Saturniens, ou plutôt les types de Titan que nous allons chatouiller s’en chargeront bien assez tôt. Mais tu es aussi dans le coup, subtil Tchou. Ah !… Et puis fous-nous la paix avec tes histoires. Moi, je ne crois pas à Bouddha. C’est démodé.
Le Sino-Terrien gardait son immuable sourire.
– Démodé ? Rien de ce qui est éternel n’est démodé, ami Wilfrid. Et Saturne continuera à tourner dans le ciel, et à répandre cette merveilleuse lumière encore longtemps, alors que nous ne serons plus que poussière perdue dans l’univers.
– Très joli… Très poétique…
En fait, l’Austro ne savait plus que riposter.
Claude Dalbret, lui, n’avait que regards sympathiques pour son ami le Sino :
– La sagesse millénaire de ton pays, Tchou, est la bienvenue. Nous allions dire des choses désagréables.
– Et en faire, surtout, amis. Et manquer à votre mission. Vous avez le droit, peut-être le devoir, de mourir. Mais pas de votre propre volonté, ni de celle de votre frère en l’aventure de mort… C’est là l’engagement formel que vous avez juré et signé avant de partir pour Titan.
Wilfrid se trouvait un peu honteux et cherchait à orienter autrement la conversation.
Claude Dalbret était ravi. Il n’aurait pas hésité à se battre avec l’Austro, mais il savait déjà qu’on ne pouvait en arriver à la violence en présence du très sage fils des mandarins, héritier de la Chine de toujours, laquelle avait résisté à bien des fluctuations pour redevenir égale à ce qu’elle n’avait jamais, au fond, cessé d’être.
Wilfrid enchaînait :
– Ce Titan… On commence à le voir un peu mieux.
Les trois hommes oubliaient la querelle. Au-delà de Saturne, le géant d’émeraude, ils regardaient Titan, son satellite le plus massif, ou, du moins, le peu qu’on en apercevait, masqué qu’il était pour la plus grande part du bord des anneaux.
Une très faible partie du disque apparaissait. Très blanc, très lumineux. Titan possédait une atmosphère fortement ammoniaquée, ce n’était un mystère pour personne et, comme la plupart des satellites qui roulaient éternellement alentour, cadets du gros Titan dans le sillage saturnien, sa température était fort basse.
– On ne voit pas ces fameux feux, observa Claude.
Une sonnerie tinta. Et, dans les interphones, une voix tonna :
– Alarme !… Alarme !… Tenue de combat !
Les trois cosmonautes bondirent, bien que Wilfrid eût ronchonné :
– Encore un exercice d’alerte… Ils nous fatiguent… Nous savons bien ce que nous avons à faire et, le moment venu, on finira par tout manquer, tant on nous aura rabattu les oreilles avec des conseils et des mouvements inutiles.
– N’oublie pas que tu es volontaire, lui lança Claude, et qu’un volontaire n’a pas le droit de se plaindre.
Derrière Tchou, vif autant que calme, ils pénétraient dans la salle d’armes et, en même temps qu’une partie des cosmatelots (ceux qui n’étaient pas de quart), ils enfilaient les tenues de combat.
Bientôt, ressemblant à des hommes-grenouilles mâtinés de chevaliers des siècles passés, ils foncèrent à l’appel du commandant de bord.
Le commodore Flood ne passait pas pour un type très aimable, ni très accueillant. Il détestait sa mission, estimant que les voyages vers Titan, banlieue de la Terre (selon lui) n’étaient pas dignes de son mérite de vieux routier de la galaxie.
Et il avait ordre de ne pas ménager les trois hommes du commando spécial, trois suicidés que les circonstances avaient sauvés et qui, tombant sous le coup de la loi antisuicide, avaient eu à choisir entre la prison et une mission difficile.
Près de Flood, se tenait un homme encore jeune, grand et solide, dont les yeux verts, au regard aigu et profond, indiquaient une personnalité exceptionnelle.
À ses pieds, une sorte de monstre était assis. Cela ressemblait à un gros chien fauve, avec un mufle laid et sympathique et l’avant du corps était enveloppé, comme d’un manteau de cour infernale, par deux ailes évoquant celles des chauves-souris, qui servaient de membres antérieurs.
Les trois du commando suicide et les autres cosmatelots arrivaient, se bousculant un peu, en hâte d’être prêts à l’appel.
Flood semblait bougon, à son habitude. Il ne répondit pas aux saluts et, ayant vu d’un coup d’œil que l’effectif était complet, il commença par tempêter :
– Mille diables des étoiles !… Il vous faut deux minutes et demie après l’alarme ! L’ennemi a le temps de nous foudroyer… Écoutez tous. L’astronef mystérieux, déjà signalé au moment où les feux sur Titan ont été aperçus, a été repéré au sonoradar.
Claude jeta un regard ironique vers Wilfrid.
L’Austro-Terrien s’était trompé. Il ne s’agissait pas d’un exercice d’alerte.
Flood poursuivait. Il expliquait, en termes rudes, sans vaines phrases, que le Sterne se devait de purger la zone de Saturne du navire inconnu, ne répondant à aucune sommation et qui semblait l’écumer.
Jamais, d’ailleurs, ce navire fantôme n’avait rien tenté contre les vaisseaux des lignes commerciales ou, a fortiori, contre les spationefs de ligne.
Mais son apparition déroutait les forces du Martervénux. Il se tenait en dehors des règlements, ce qui exaspérait les pouvoirs publics.
D’autre part, il ne répondait jamais aux sommations et avait réussi, à chaque rencontre spatiale, à fausser compagnie aux astronefs qui tentaient, soit d’entrer en rapport radio avec lui, soit de le rejoindre.
On estimait qu’il devait utiliser des champs magnétiques inconnus, et, naturellement, par voie de conséquence, qu’il venait sans doute de quelque monde inconnu, ou d’une autre galaxie, les folles hypothèses de l’« autre dimension » étant, depuis deux siècles, tombées en désuétude devant les réalités révélées spatialement.
Flood expliqua donc que, avant de tenter une incursion sur la froide et hostile planète appelée Titan, on devait (c’était là le corollaire de la mission du Sterne) en finir avec ce vaisseau spatial fantôme.
– Le commando doit être prêt, dès que nous nous rapprocherons de Titan.
Cela devait demander plusieurs heures.
En effet, l’astronef avait encore une très grande distance spatiale à parcourir avant de survoler le satellite majeur de Saturne.
Claude Dalbret, Tchou et Wilfrid furent donc autorisés à aller prendre un peu de repos. Mais, désormais, ils devaient demeurer en tenue, sans cesse sur les dents.
C’était leur rôle. Ils étaient volontaires, une fois pour toutes, et en permanence. Les cosmatelots du Sterne, eux, avaient chacun leur travail et ne devaient devenir combattants qu’en cas de conflit bien déterminé, toutes tâches de sondage, reconnaissance, exploration ou tentative de lutte localisée incombant définitivement aux trois « suicidés », ainsi qu’on les appelait à bord.
Ils avaient une cabine à part. Ils demeuraient quelque peu isolés. Et Wilfrid disait souvent avec humeur :
– On nous traite comme des pestiférés.
– Nous avons pensé à la mort, ripostait paisiblement Tchou. Nous payons.
Lui aussi avait voulu se suicider. Mais, ni Wilfrid, ni Dalbret, n’en connaissaient la raison. Tchou, aux nombreuses qualités de sa caste, comptait aussi la discrétion.
Du temps passa.
Le Sterne, fort bien manœuvré par le commodore Flood, se rapprochait de Titan avec une lenteur relative.
En fait, Flood, ayant repéré l’astronef fantôme, ne voulait pas trop tôt démasquer ses batteries. Il laissait l’autre dans une tranquillité factice, destinée à l’endormir si, comme c’était vraisemblable, l’inconnu, de son côté, avait repéré l’approche d’un navire spatial.
Sur sa couchette, un peu engoncé dans son armure d’espace, Dalbret rêvait tout haut.
– Je me demande ce que peuvent bien être ces feux mystérieux.
– Ça t’intéresse ? ça prouve que tu es bien revenu dans la vie, ricana Wilfrid, toujours prêt à le harceler.
Dalbret dédaigna de répondre et prononça, pour bien marquer son mépris de l’intervention qu’il jugeait grossière :
– Qu’en penses-tu, ami Tchou ?
Le fils des mandarins prononça :
– Nous le saurons quand nous y serons. À quoi bon échafauder des hypothèses ? Depuis que les hommes sont entrés en contact avec les humanoïdes des divers mondes et qu’ils ont exploré tant de planètes ignorées, toutes les idées préconçues se sont révélées inexactes. Plus d’un astronome s’en est mordu les doigts. Alors, mieux vaut se taire et attendre…
Wilfrid émit un petit rire, pensant que Dalbret serait vexé de la riposte du Chinois.
Mais Claude Dalbret aimait trop son ami Tchou pour s’offenser.
– Je te rappelle, ô descendant de ceux qui s’appelaient déjà les Fils du Ciel, que, chez toi, comme chez moi, il y avait des poètes, et que ces poètes ont souvent émis des idées réputées futiles par les simili-rationalistes, et qui, finalement, ont prouvé que…
– Alarme ! Alarme ! Commando en place !
Cette conversation poético-philosophique ainsi interrompue, les trois « suicidés » bondirent sur leurs pieds, saisirent leurs casques, et se catapultèrent vers le sas de sortie.
Deux hommes de service en ce lieu les accueillirent. Le commodore, lui, apparaissait sur l’écran de l’intertélé.
Par contre, ils eurent la surprise de trouver quelqu’un en tenue, visiblement prêt à sauter, lui aussi, dans le vide.
– Vous, Chevalier ?
– Moi. Je désire vous accompagner dans cette reconnaissance.
– Je m’en réjouis, dit Dalbret en lui serrant la main. C’est un grand honneur que de sauter en plein espace en compagnie du chevalier Coqdor.
L’homme aux yeux d’émeraude, qui, à bord du Sterne, se tenait souvent auprès du commodore, avait une réputation véritablement cosmique. Ses exploits, de planète en planète, ne se comptaient plus guère, et les plus hautes autorités martervénusiennes l’avaient dépêché avec le commando pour tenter d’éclaircir le mystère de ces flammes étranges repérées sur Titan, jusque-là planète réputée inhabitable ([1]).
– Et, demanda Wilfrid, que deviens Râx ?
– Mon pstôr est chez le commodore. Tenez, regardez-le…
Tout en ajustant leurs tenues définitives pour le saut, les quatre cosmonautes voyaient, sur l’écran, dans la cabine de commandement, le petit monstre ailé auprès du maître du bord. Mais l’émission intérieure étant en duplex, Râx reconnut Coqdor sur l’écran et se précipita, si bien qu’on vit son mufle venir s’écraser littéralement sur la surface qu’il ne comprenait pas ne pas pouvoir franchir.
– Allons !… allons, Râx, sois sage… Je vais revenir…
Le chevalier Coqdor flatta l’écran de la main, tandis que les sifflements douloureux du pstôr parvenaient jusqu’au sas.
Personne n’avait réagi à la parole du chevalier.
– Je vais revenir…
Mais, sans savoir pourquoi, Claude Dalbret avait eu froid au cœur.
Revenir…
On allait ainsi bondir en plein vide, dans l’immensité des gouffres interplanétaires.
Pouvait-on, aussi péremptoirement, affirmer qu’on allait « revenir » ?
Il pensa à celle qu’il avait perdue, celle pour laquelle il avait voulu mourir.
C’était pour elle, parce qu’elle n’était plus, qu’il se retrouvait là.
Un instant, il eut le vertige.
« Elle » était morte. Que lui importait la vie ?
Mais, déjà, la mission reprenait ses droits. Il fallait plonger plus tôt qu’on ne l’avait pensé.
Et l’énigme, malgré tout, tenaillait Claude, comme les autres. Il importait de savoir pourquoi on voyait des feux sur Titan, et d’où, de quel univers, venait ce navire fantôme qui intriguait tous les interplanétaires.
Alors il oublia tout, sous son casque de cosmonaute.
Auprès du chevalier Coqdor, de Tchou et de ce Wilfrid qu’il détestait, il se prépara au grand plongeon.
Le sas s’ouvrait.
Maintenant, ayant franchi une distance considérable depuis le repérage du vaisseau spatial mystérieux, le Sterne était nettement en vue de la planète Titan.
Dans des torrents de lumière smaragdine, les quatre cosmonautes se jetaient dans le vide…
CHAPITRE II
Quatre petits hommes perdus dans l’immensité. Quatre petits points inondés de la grande lumière saturnienne.
Claude Dalbret ressentait de curieuses impressions. Il se disait, à présent, qu’il « nageait » littéralement en plein espace, que le sort lui réservait de bizarres aventures. Son apprentissage avait été accéléré et, à bord du Sterne, le commodore Flood ne ménageait guère les suicidés en puissance.
C’était normal, logique. Il n’y avait pas à s’élever contre cela.
Pas le moment même de penser à la disparue, à celle à cause de qui il en arrivait à un moment pareil. Il était ébloui par la beauté du spectacle.
Novice de l’espace, Claude découvrait brusquement un des plus beaux tableaux de l’univers, celui de l’approche de Saturne.
Lancés dans le vide, les quatre hommes pouvaient mesurer l’étonnant aspect de la fantastique planète. C’était bien autre chose que vu depuis un astronef. Maintenant, ils étaient, comme de pauvres êtres nus et désarmés, plongés tout vivants dans cette clarté qui atteignait un tel paroxysme qu’elle en devenait un élément absolu.
Irradiante, l’immense planète aux anneaux lançait de toutes parts ses feux merveilleux. En tournant un peu la tête (mouvement que l’incroyable souplesse du scaphandre-armure lui permettait), Claude avait pu encore apercevoir le cosmaviso.
Et le petit navire spatial lui était apparu comme une émeraude gigantesque, qui, d’ailleurs, diminuait de volume à vue d’œil. Parce que le Sterne, lui aussi, baignait dans l’iridescente lumière verte.
Et tout en était inondé, si bien que le reste de l’univers n’apparaissait plus que dans cet océan luminescent, qui dominait, s’imposait, métamorphosait tout selon sa nature propre.
Titan, cependant, demeurait plus blanche, plus nette que ses frères satellites, lesquels disparaissaient en partie dans l’irradiation verte.
Claude ne voyait, d’ailleurs, en dehors de l’impérieux Titan, que deux petites terres tournoyant autour du globe formidable.
Sans doute étaient-ce Encelade et Téthys, dont les orbites sont de dimensions voisines, si, en volume, le second fait presque le double du premier.
Claude pensait cela vaguement. À bord, on n’avait rien précisé et comme l’envol du commando avait été brusqué, on n’avait guère eu le temps de demander des explications complémentaires.
De toute façon, les hommes du ciel devaient évoluer à près de trois cent mille kilomètres des anneaux triples cerclant l’immensité de Saturne.
Le commando était silencieux. Personne n’avait encore posé la moindre question au chevalier Coqdor, improvisé en quelque sorte chef de cette petite expédition.
Sans doute Wilfrid et Tchou, eux aussi, avaient la gorge serrée en découvrant un tel univers.
Mais Claude comprenait fort bien la tactique du commodore.
L’ennemi, le vaisseau fantôme, on ne le découvrait pas encore. Ce qui n’avait, en somme, rien de surprenant, puisque, se retournant une seconde fois, Claude avait eu peine à apercevoir le Sterne perdu dans la luminescence générale, qui paraissait emplir le cosmos alors que, en fait, elle ne devait pas irradier au-delà d’un million de kilomètres autour de Saturne.
Seulement, le gros avantage, c’était de pouvoir approcher ainsi aussi discrètement du but cherché. Car, si un astronef devenait difficilement visible, il était hors de doute que les quatre malheureux petits hommes, eux, étaient totalement invisibles.
Pendant les cours rapides de préparation à l’espace auxquels avaient eu droit les « suicidés », on leur avait donné assez de directives, de renseignements sur la vie spatiale pour qu’ils puissent savoir qu’il est déjà très difficile de distinguer un scaphandrier isolé dans le vide, en zone normale.
Ainsi, le commando avait-il toutes les chances d’approcher du navire inconnu, de le repérer, et, si possible, de s’introduire à bord.
Flood avait donné carte blanche. Il fallait aller jusqu’au bout, ramener, si on s’en sortait, le maximum de documentation, s’en emparer ou tout au moins le saboter si possible, ou même le détruire le cas échéant.
Le commodore avait même fait observer au chevalier Coqdor qu’il était superflu de sa part de se joindre au commando :
– Ces trois hommes savent ce qu’ils ont à faire. Ils ont subi un entraînement…
– Accéléré, Commodore. Et très insuffisant à mon gré pour leur donner le total des chances de s’en sortir.
– Ce sont des « suicidés », Chevalier. S’ils y restent, ils auront trouvé ce qu’ils cherchaient.
– Mais la mission ne sera pas accomplie.
– Dans ce cas, j’enverrai des volontaires. De mon équipage. Et je sais que j’en trouverai.
– C’est vrai. Mais ce sera un retard inutile. Et jeter ces hommes à la mort peut-être. Gratuitement.
– Chevalier…
– Je n’ai pas à discuter vos avis, Commodore. Vous êtes maître à bord. Je sollicite seulement l’honneur d’accompagner le commando.
Flood devait savoir que, en haut lieu, on faisait toute confiance à Coqdor car il n’avait plus protesté. Se contentant de dire :
– Mais, que diable, avez-vous besoin d’aller avec eux ?
– C’est que, peut-être, ils ont besoin que je sois là… Qu’un homme, qui n’est pas un suicidé, lui, mais qui a l’amour de la vie, soit auprès d’eux…
Et le commodore Flood n’avait plus rien dit.
Claude Dalbret songeait à cela, les pensées défilant étrangement dans son cerveau que la clarté smaragdine paraissait survolter.
Une étrange chaleur se glissait en son cœur. C’était la première fois qu’il se sentait vivre depuis la disparition de la bien-aimée.
Un tel homme évoluait dans l’espace, à quelques dizaines de mètres de lui, entre le sympathique Tchou et l’agaçant Wilfrid. Un homme qui se jetait au-devant de la mort par désir de réconforter ceux qu’on lui expédiait aussi cruellement.
Claude eût cherché à parler avec Coqdor. Mais une sorte de pudeur le retenait, d’autant que Tchou et Wilfrid eussent sans doute capté la conversation radio et que cela fût devenu gênant.
Tchou, en tout cas, devait réaliser la valeur du geste du chevalier.
D’ailleurs, ils avançaient toujours et le spationef fantôme ne se manifestait pas.
Claude, qui brûlait d’envie de causer avec Coqdor, allait se décider à l’interpeller, lorsque ce fut ce dernier qui déclencha la conversation, par les hyper walkies-talkies des scaphandres :
– Allô !… Les gars du commando ?
Ils se nommèrent, l’un après l’autre, ajoutant : « J’écoute, Chevalier ».
– Quelques recommandations. Suivez-moi bien…
Coqdor leur rappela que le véritable but de la mission était de découvrir l’origine de certains feux aperçus sur Titan par les astronefs de reconnaissance, et par des paquebots spatiaux.
– Et, à propos de Titan, notez que nous sommes en ce moment dans une zone gravitationnelle d’un style très particulier, que nous ne pouvons estimer. Il faudrait, pour cela, de savants mathématiciens, et l’aide d’un ordinateur. En effet, nous subissons l’attraction majeure de Saturne, vous n’en doutez pas. Toutefois, nous en sommes à une distance équivalant à peu près à celle qui sépare la Terre de la Lune et à cet éloignement, la force s’atténue. Par contre, vous pouvez apercevoir deux petites planètes, qui évoluent non loin de nous (non loin, tout est relatif dans l’espace). Bien que nous en soyons éloignés encore, elles agissent sur nous. Plus que Saturne lui-même, moins que Titan, plus massif et, par voie de conséquence, plus capable de nous « satelliser ». Or, justement, c’est ce que nous devons éviter à tout prix…
– De tomber sous l’influence de Titan ?
– Exactement.
– Mais Titan et ses feux inconnus, c’est précisément notre but.
– Pas présentement. Nous sommes chargés, en ce moment, de la mission n° 2, la reconnaissance d’un vaisseau inconnu, qui brave les lois interplanétaires. Et, puisque notre départ s’est effectué brusquement, on n’a pas eu le temps de vous avertir comme il eût été convenable de le faire.
Wilfrid ronchonna :
– Ça ne m’étonne pas du commodore Flood. Il s’est écoulé… je ne sais plus… plusieurs heures depuis le moment où il a fallu se tenir prêts…
– En effet, intervint Claude, pour une fois d’accord avec l’Austro-Terrien. On aurait pu, pendant ce temps…
– Vous faire un cours, messieurs. Eh bien ! je comble cette lacune. Vous vous en plaignez ?
– Non, non, s’empressa de s’écrier Claude. Nous vous écoutons avec satisfaction et plaisir.
– Voilà bien des gracieusetés, lança l’Autrichien.
– Même perdus en plein espace, nous sommes des hommes, susurra l’aimable Chinois.
– Des hommes… Moi, je te vois, dans cette lumière, comme si tu n’étais qu’une énorme grenouille, d’ailleurs bien frêle dans tout ce bazar cosmique…
– Nous avons, en effet, l’allure de grenouilles, dit Coqdor, égayé. Écoutez cependant, je n’ai pas fini. Pour l’instant, objectif numéro un : contact avec le vaisseau fantôme. Mais, attention ! Consigne de sécurité numéro un pour notre commando : éviter Titan.
– Mais, enfin…
– Nous ne sommes pas équipés pour. Nos armures sont conçues spécialement pour la plongée. Aucun rapport avec les vêtements (vous les avez essayés d’ailleurs) prévus pour le débarquement dans ce bain de méthane.
– Si bien qu’il nous faut revenir, dans cette tenue, sur le Sterne.
– Oui. Après avoir appris le plus de choses possibles sur le navire inconnu, voire l’avoir neutralisé.
– Nous sommes cependant liés au cosmaviso, observa Claude.
– Oui. Bien que nos propulseurs individuels soient en action, il n’en est pas moins vrai que le filet magnétique du Sterne nous garde, si j’ose dire, en main.
Cela, les trois suicidés savaient de quoi il s’agissait.
On ne jetait pas dans l’espace des scaphandriers isolés. Un champ magnétique spécial, dit « filet », enrobait les divers membres du commando, les catapultait au départ, les accompagnait dans la randonnée et, dès que le retour s’amorçait, un courant contraire, aussitôt établi « accrochait » littéralement les astronautes. Ce courant eût sans doute été insuffisant à les ramener à bord, du moins aidait-il considérablement au mouvement puisé, à l’origine, par les moteurs individuels.
Cependant, le commando évoluait toujours.
Et rien ne semblait se passer, autour des plongeurs.
L’immense Saturne, le lourd Titan, les allègres petites planètes ne paraissaient évidemment pas avoir bougé, en dépit des allures fantastiques avec lesquelles ils filaient à travers le cosmos.
Mais, surtout, on ne distinguait toujours pas le navire mystérieux.
Claude s’en émut et en parla à Coqdor :
– Il est sans doute noyé, comme le reste, dans la clarté. Laissez-moi faire…
Claude se tut, comme Tchou et comme Wilfrid.
Ils savaient ce que signifiait une telle phrase.
Perdu dans l’espace, auréolé de la clarté d’émeraude, le chevalier Coqdor fermait ses yeux verts et, se laissant emporter à la fois par le moteur individuel de son scaphandre-armure et la pulsion émanant du navire-mère, il procédait à la concentration intérieure.
Il venait de savoir, par un message du Sterne que le contact avec le navire fantôme avait été perdu, au sonoradar. Qu’était devenu ce bizarre navigateur de l’espace ?
Coqdor cherchait, utilisant ses facultés supranormales, ses fonctions cérébrales simplement humaines, mais dynamisées par un travail patient et une éthique particulière.
Il cherchait. Il explorait psychiquement les abysses dans lesquelles il se trouvait plongé avec les membres du commando des suicidés.
Et il ne trouvait rien.
Son esprit survolté, sensitif à l’extrême, détectait la masse géante de Saturne, Titan et les autres satellites, mais il ne s’y arrêtait pas.
Véritablement lancé hors de lui-même, dédoublé en esprit, il évoluait tel un follet gracieux à travers l’univers saturnien, mais nulle part il n’y avait trace du vaisseau inconnu.
Dans son casque, Coqdor ouvrit les yeux.
Il ruisselait de sueur.
L’effort avait été rapide, et très grand. En effet, il n’avait pas de temps à perdre et ne pouvait longtemps se laisser aller ainsi, s’abandonner à des travaux relevant de l’occultisme alors qu’il était dans l’immensité du vide et surtout qu’il avait pris, en quelque sorte, la responsabilité morale de ces trois hommes qu’on envoyait à la mort et que lui, à la suite d’une conversation avec son vieil ami le commissaire interplanétaire Muscat, il espérait bien ramener au goût de vivre.
Mais il n’avait rien trouvé et, à une question posée délicatement par le subtil Tchou, il avoua franchement que son expérience avait été nulle, et qu’il ne trouvait rien de plus que le sonoradar.
– Alors, fit, dans les micros des casques, la voix rude de Wilfrid, il faut donc admettre que c’est vraiment un vaisseau fantôme…
– Ami, répondit le chevalier, je n’y crois qu’avec la musique de Wagner, aux vaisseaux fantômes. Quant au reste, l’explication de leur disparition est toujours des plus simples et parfaitement rationnelle, comme tout ce qui concerne notre univers…
– Je ne vous savais pas matérialiste, Chevalier, fit Wilfrid, d’un ton qui demeurait sarcastique.
– Mais non, reprit Coqdor. Pourquoi chercher le surnaturel alors que l’univers recèle tant de merveilles ? Ce monde de Saturne n’en est-il pas une des plus belles ?…
Sans doute, au fond de leurs casques, Claude Dalbret et Tchou devaient-ils sourire et approuver.
Mais, brutal, Wilfrid lançait :
– Eh bien ! en fait de merveilles, en voilà une autre…
Brusquement, devant eux, les quatre hommes de l’espace venaient d’apercevoir un astronef inconnu.
Il jaillissait, entre eux et Saturne l’immense, et Titan, et les satellites Phoebe, ou Téthys, et certainement Encelade.
– Mais alors ?… Alors ?… s’effara Claude.
– Ne vous affolez pas, riposta le chevalier. Il a tout bonnement plongé dans le subespace pour nous échapper à tous. Mais c’était un piège et, à présent, il réapparaît, juste devant nous. Manœuvre voulue. Il est très fort, ce pirate des étoiles car, normalement, les plongées sont risquées et je gagerais qu’il a réussi à émerger au point précis qu’il a choisi en se basant sur notre position…
– Est-ce donc si extraordinaire ?
– Vous n’êtes pas familiarisés avec les choses de l’espace. Sans cela, vous estimeriez cet ennemi avec autant de rigueur. Il y a toujours une marge d’erreur, de hasard si vous préférez… A-t-il donc inventé un procédé inédit ? Je ne serais pas fâché de le savoir…
– En tout cas, fit remarquer Claude, il ne paye pas de mine.
C’était vrai. L’astronef qui semblait s’être brusquement matérialisé en face du commando ne ressemblait en rien, quant à l’allure générale, aux nombreux navires qui, désormais, allaient d’un bout de la galaxie à l’autre, Alors que tous, quelle que soit leur forme, leur type, leur mission, étaient nickelés, étincelants, briqués, astiqués, frottés, lustrés, grattés et polis, celui-là, énorme sphéronef sans grâce, aux formes renflées en son centre, apparaissait couvert de rouille.
Ce qui lui donnait un ton jaunâtre, peu reluisant et, Coqdor s’en étonnait, il ne semblait appartenir à aucun modèle connu à travers le cosmos.
Pour un homme comme Coqdor, qui était allé jusqu’aux confins du monde, c’était pour le moins surprenant.
Mais non seulement il ne connaissait pas ce genre d’appareils, encore se demandait-il comment il pouvait « tenir l’espace ». Usé, visiblement réparé en maints endroits, c’était un vaisseau-sphère haut d’une trentaine de mètres, mais encore une fois rien de comparable avec les fringants sphéronefs que le chevalier avait tant de fois utilisés dans ses randonnées spatiales.
Des hublots avaient été aveuglés, d’autres donnaient sur des cabines ou des couloirs qu’on devinait vétustes et crasseux. D’ailleurs, l’ensemble évoquait une gigantesque et omniprésente saleté.
Des traces graisseuses, auxquelles adhéraient des masses de poussière cosmique, traînaient tout au long de la coque et le superfroid des abîmes interstellaires gelait le tout, ce qui donnait un aspect bien curieux à ce globe qui apparaissait faussé, cabossé, bosselé, inesthétique au possible.
Et, cependant, Coqdor se disait que cet astronef hors série venait de réussir sans nul doute un exploit rarissime. Car il ne doutait pas que la disparition et la réapparition en lieu utile n’aient été voulues et savamment calculées.
Disparaître dans le subespace, c’est aisé et à la portée de tous les astronefs, du moins de ceux qui sont conditionnés en conséquence.
Mais surgir ainsi, barrant la route au commando lancé à sa poursuite, c’est tout autre chose et l’inconnu avait besoin, pour cela, non seulement d’une grande habileté, d’une connaissance parfaite de l’espace, mais encore et sans doute, d’appareils d’une super sensibilité.
Or, son aspect extérieur paraissait démentir autant de subtilité dans la machinerie, et le navire fantôme — le bien nommé — évoquait plutôt une vieille carcasse échappée à un cimetière d’astronefs.
Mais Coqdor, s’il avait songé à tout cela en trente secondes, pensait déjà à disposer ses hommes à la fois pour leur salut et en vertu de l’accomplissement de la mission en cours.
Il les fit disposer en quadrilatère, puis, par un mouvement rapide, allongea la formation, qui devint losange.
Ainsi, s’écartant de plus en plus, en proportion constante, ils se dispersèrent, tout en demeurant à portée régulière les uns des autres, s’écartant surtout pour éviter, éventuellement, quelque jet d’une arme atomique quelconque, une bordée d’inframauves, ou tout autre tir spatial, risquant d’anéantir le commando en une demi-seconde.
Mais l’ennemi (si c’était un ennemi) paraissait stagnant.
– Formation d’attaque ! Assaut général ! Terminé.
L’ordre de Coqdor était ferme, net, sans bavures. Le « terminé » coupait court à toute réplique.
Claude, Wilfrid et Tchou le comprirent parfaitement et, aussitôt, peut-être avec plus de bonne volonté que de science spatiale véritable, tentèrent-ils d’investir le navire mystérieux.
Coqdor et eux, se resserrant subitement, foncèrent, le chevalier en tête, vers une coupole supérieure, aussi crasseuse que le reste, où s’amoncelaient les déchets spatiaux comme, sur un vaisseau de haute mer, la coque s’encrasse de l’agglomération des coquillages et des débris marins.
Seulement, en dépit de l’adresse du chef de commando et de la vélocité avec laquelle ils lui obéirent, ils n’atteignirent pas leur but.
Dans les quatre casques, à la fois, une même voix résonna.
Ironique, un peu chevrotante, avec des intonations féroces :
– Non, mes petits agneaux de Terre, mes petits fluozx d’Aldébaran, je ne me laisse pas faire comme ça, vous ne connaissez pas le Marsupial…
Une flamme parut envelopper le sphéronef.
Une flamme écarlate, aveuglante, mais qui s’effaça aussitôt, ne laissant sur la rétine des cosmonautes qu’une emprise cruelle, qui eut quelque peine à disparaître, tant la lueur avait été vive.
Et, tous les quatre à la fois, ils se sentirent subitement comme des pantins désarticulés.
Ils tombaient littéralement, verbe qui n’a pas de sens dans le grand vide non orienté.
Ils étaient perdus, ils s’agitaient comme de malheureux hannetons affolés. Ils n’avaient plus d’équilibre en eux, et le petit microcosme que chacun représentait, retombait en chaos.
La voix de celui qui s’était lui-même si bizarrement appelé le Marsupial leur parvint encore, alors que leurs cerveaux mal irrigués les torturaient, que leurs yeux se brouillaient, que des flammes naissaient en eux, que les mille marteaux de la fièvre et du désarroi antigravitationnel tapaient dur à leurs tempes, à leurs poignets, à leurs poitrines.
– J’ai coupé le cordon ombilical, tas de fœtus… Plus de retenue avec le navire de ce vieil imbécile de Flood… Ah ! vous vouliez connaître le secret de Titan… Eh bien ! Vous allez flotter un moment, et puis Titan, dont la masse est puissante, va vous attirer… Et vous tomberez… sur Titan… sur Titan… sur Titan…
Cela se perdait, se diluait dans l’esprit horriblement tourmenté de Claude, qui pensait bien que l’aventure allait se terminer pour lui avant d’avoir presque commencé.
Il songea drôlement qu’il aurait mieux fait d’en finir dans le désintégratorium de Ménilmontant, et voua le commissaire Muscat aux gémonies cosmiques.
Tandis que le chevalier Coqdor, souffrant le martyre, lui aussi, n’avait qu’une pensée, dominant le chaos envahisseur :
– … Non… pas sur Titan… pas sur Titan… surtout pas sur Titan…
CHAPITRE III
Cela tourne, grandit, devient immense, énorme, tourne encore et toujours, devient obsédant, total, absolu, effrayant…
Hallucinante phrase qui a force de loi, qui est le centre de l’univers pour les naufragés de l’espace.
Pas sur Titan…
Cela, Claude l’a entendu. Nettement. C’est même la seule chose qui demeure impérieuse dans le tourbillon vertigineux qui l’emporte, où il n’a plus de corps, sinon cette pauvre chose douloureuse et nauséeuse.
Un râle lui parvient. Un râle affreux, le suprême effort, sans doute, de quelque mourant.
Et puis il se rend compte que ce râle n’est pas le fait d’une seule poitrine en détresse, mais de trois.
Par les walkies-talkies, il entend gémir et se débattre, au fond de leurs scaphandres, ses trois compagnons, comme lui, précipités au cœur de cet abîme qui, justement, n’a pas de cœur, de fond, de limites, de fin…
Trois râles ?
Non, quatre. Parce que le sien s’y mêle, terriblement, et que tout cela crée une symphonie d’horreur dans son casque.
Seulement une voix fait effort, une voix répète :
– Pas sur Titan…
Mais parce qu’un homme lutte, plus loin, plus fort que le vertige, parce qu’il a identifié Coqdor, Claude se remet à espérer, très vaguement.
Tout est vert. Il ne voit que du vert. Il a l’impression qu’il ne respire, qu’il n’entend que cette couleur dominante qui emplit le monde.
Les paroles gémissantes du chevalier, elles-mêmes, sont des paroles vertes.
De ce vert lumineux, magnifique, magistral, émane de la planète Saturne et ruisselle sur tout ce qui l’approche à moins d’un million de kilomètres.
Petit à petit, Claude, tournant lentement, dérivant comme une épave vivante, comme doivent dériver les autres membres du commando, réalise que Coqdor est en train d’envoyer un message.
Non. D’essayer d’envoyer un message.
Il entend ses halètements, les bribes de mots qu’il siffle entre ses dents, dans l’effort. Il répète ce qu’il tente de transmettre et le picotement du Morse parvient à Claude.
Ne pouvant parler convenablement, sans doute au bord du vomissement, sachant bien que ce qui s’entend par les walkies-talkies ne sera pas discernable par la sidéroradio, il tente d’« accrocher » l’attention des gens du Sterne par le Morse, en composant, péniblement sans doute, le S.O.S. avec ses doigts, meurtris dans la moufle, mais qui, à la ceinture, font un effort considérable.
Cela stimule Claude. À son tour, il va essayer.
Il ramène, au prix d’un effort inouï, sa main flottante, son bras étendu stupidement dans le rien, à hauteur de sa ceinture. Là, le poste de radio personnel. Là, en cas de détresse, l’appel possible…
Claude double le S.O.S. du chevalier Coqdor.
Et du temps passe.
Du temps qu’on ne saurait estimer. Du temps où tout demeure vert. Où tout est vert. Même les pensées.
Quatre corps tournent lentement dans l’espace.
Un double S.O.S. automatique vole vers les antennes du Sterne.
Enfin, le contact est établi et c’est la sidérotélé qui entre en danse.
Le commodore Flood, fou de colère d’abord, d’inquiétude ensuite, est mis au courant.
On ne comprend pas très bien ce qui s’est passé, sinon que le commando tout entier s’en va à la dérive cosmique et que le « filet magnétique qui, à la fois reliait et propulsait les quatre scaphandriers de l’espace au navire, a été brisé par une raison inconnue, que les quatre hommes sont en péril mortel.
Flood donne des ordres.
On tente de les ramener à bord. Mais, à cette distance, c’est déjà très difficile. On lance de nouveau le filet, puisque son action a été entamée par quelque courant inconnu. On cherche à enserrer les quatre épaves de vie dans ses mailles d’ondes, on tente de brasser le commando, de le hisser vers le Sterne.
Les spécialistes vont, dans quelques instants, rendre compte du résultat quasi négatif de leurs efforts à Flood, maître à bord.
Le commando est trop loin et le contact ayant été rompu, on a bien réussi à « saisir » les quatre naufragés, mais il semble impossible de les haler à bord.
– La position exacte ? gronde le commodore.
Bientôt, on peut la lui fournir. Et, sur un tableau lumineux, entouré de son état-major, il suit les quatre minuscules têtes d’épingles qui représentent les membres du commando.
– Messieurs, dit Flood, que les sentiments n’embarrassent guère, mais qui songe à son avancement, si le commando suicide disparaît, on ne me demandera aucun compte particulier. Ces hommes avaient choisi la mort. Mais s’il arrive malheur au chevalier Coqdor, j’aurai tous les ennuis de l’univers.
Aussi donne-t-il des ordres en conséquence.
Parce que, malgré les efforts du Sterne, les naufragés « tombent » nettement vers Titan. Titan la planète du méthane, Titan la mystérieuse, pour l’exploration de laquelle ils ne sont pas, pas encore, conditionnés convenablement.
– Il faut les ramener, ordonne Flood.
Envoyer un second commando, c’est risqué, d’autant qu’on ne se rend pas très bien compte de la raison de cette dérive inquiétante.
Certes, chacun, à bord du Sterne, pense la même chose.
Coqdor et les trois suicidés partaient à la recherche du fameux, trop fameux vaisseau fantôme.
Et c’est, sans doute, un coup du vaisseau fantôme. On a deviné depuis longtemps qu’il possédait des moyens spectaculaires inédits, ignorés du reste des galaxies. Sans doute a-t-il trouvé le moyen de rompre le champ magnétique qui reliait encore les scaphandriers de l’espace au Sterne.
Lentement, délicatement, subtilement, les spécialistes du bord, jouant des ondes depuis les claviers de commandes, réussissent à enrober littéralement les naufragés de l’espace, et tentent de les « tirer » dans la direction du Sterne.
C’est trop loin.
Titan semble les attirer, malgré tout, de sa formidable masse.
Et puis, la nouvelle parvient à Flood, qui respire un peu.
– Il semble que nous ayons réussi à les arracher à l’emprise gravitationnelle de Titan.
Pendant de longues minutes, on se berce de cet espoir. On continue le singulier halage par ondes.
Coqdor, Tchou, Wilfrid et Claude, eux, pensent vert, gémissent dans le vert, tournent dans le vert, sentant vaguement qu’on les tire, qu’on tente de les arracher à leur triste position.
Ils ont la nausée, ils bavent, vomissent dans les casques. Ils subissent toutes les horreurs de cet hyper mal de mer qu’est le mal de l’espace, quand le champ magnétique de base a été rompu et qu’on tente péniblement de le reconstituer.
Claude ne se rend tout de même pas très bien compte. Il sait qu’il râle, qu’il halète, en permanence, et les walkies-talkies lui amènent les échos des poitrines compressées de ses compagnons de misère.
Et puis la nouvelle leur parvient, alors qu’on vient de la transmettre au commodore Flood, qui jure comme un païen galactique.
– Ils ne tombent plus vers Titan, c’est vrai, mais…
Ils tombent vers Encelade.
On n’a pas pu éviter cela. Les arracher à l’attraction du gros Titan, le satellite majeur, oui, on a fini par y parvenir.
Mais pas les ramener pour cela vers le Sterne. Dans le chaos de lumière verte, décalés, désaxés, ils « tombent » encore, pris, cette fois, sous la force de la masse d’un monde des centaines et des milliers de fois plus pesant que le pauvre petit astronef.
Encelade. Le satellite qui se trouvait en fait le plus proche.
Encelade, un globe de 600 kilomètres de diamètre, qui roule à plus de 280 000 kilomètres des formidables anneaux de Saturne, une de ces petites terres dont on ne sait rien ou pas grand-chose.
Ils tombent… Ils tombent…
Le Sterne pourrait sans doute foncer jusque-là, tenter une plongée subspatiale au besoin, rafler à portée convenable les quatre naufragés.
Mais le prudent Flood ne veut pas risquer son navire, pour sauver quatre hommes dont trois suicidés, dans les parages d’un vaisseau aussi redoutable que celui qui a, jusque-là, dérouté les flottes du Martervénux et qui vient de jouer ce tour pendable au commando.
Aussi a-t-il préféré le système à longue distance du halage, qui n’a pas tout à fait raté, puisqu’il a évité au commando de tomber dans l’atmosphère méphitique de Titan, mais dont le résultat, contrariant les forces, les jette sur le minuscule Encelade.
Sur l’écran, Flood les cherche. Ils disparaissent. Ils sont trop loin.
Bientôt, il entendra la phrase qu’il attend, qu’il ne peut pas ne pas entendre, parce que c’est inéluctable.
Quand les techniciens en sont convaincus, ils font leur rapport. C’est très simple. Il tient en ces mots :
– Contact perdu, commandant.
Personne, à bord du Sterne, ne sait plus ce que le commando est devenu. Le chevalier Coqdor et les trois suicidés, aux dernières nouvelles, « tombaient » en direction de la petite planète Encelade, satellite de Saturne.
Des heures passent.
Flood, du moins pour l’instant, a renoncé aux recherches. Avant tout, il voudrait pouvoir faire repérer, examiner, sonder, le vaisseau fantôme, mais l’échec de ce premier commando, prévu pour cela, ne l’encourage pas à en envoyer un second.
Et pas question, moins que jamais, de risquer le Sterne à portée d’un appareil aussi diabolique.
Pendant ce temps, la chute dans le vert se poursuit.
Après le sursaut d’énergie qui les a tirés de la torpeur, qui a permis l’envoi du S.O.S., Claude, d’une part, Coqdor, de l’autre, sont retombés dans leur silence.
Tchou et Wilfrid, eux, qui n’ont pas réagi de la même façon, sombrent dans l’inconscient.
Le décalage provoqué par l’action des ondes émises du Sterne les a cependant sauvés, en permettant que la chute dans les gaz mortels de Titan ne puisse pas avoir lieu.
Si l’un des quatre reprend parfois conscience, quelques instants, il réalise qu’il n’est pas absolument seul.
Car les micros révèlent les halètements des trois autres.
Et puis, petit à petit, le chaos se dilue, cesse tout à fait. L’équilibre revient.
Ils sortent de l’abominable vertige. Ils voient moins en vert, ils ne sont plus obsédés par la formidable lueur.
Certes, ils sont encore dans les reflets saturniens, mais ce n’est plus aussi impérieux et, surtout, ils ont l’impression qu’ils retrouvent une certaine stabilité.
On entend la voix du paisible Tchou.
– Est-ce que je rêve ?… Ou suis-je mort ?… Pourquoi n’ai-je plus le vertige ?… J’éprouve une véritable sensation d’euphorie…
Ce qui correspond à l’impression générale du commando.
Coqdor, auquel aucun problème spatial n’est étranger, répond :
– Ami Tchou… vous retrouvez votre gravité… Vous n’êtes plus une épave, flottant dans le vide, mais désormais un corps qui tombe vers une masse… Ce qui rétablit une sorte d’équilibre… Et, en comparaison des horribles contractions internes que nous venons de subir, c’est un enchantement…
– Alors ? Nous tombons ? Pas vers Titan ?
– Non… J’interroge le Sterne. Peut-être savent-ils…
Un instant après, le contact radio est rétabli, à défaut d’autre. Les quatre garçons sont au courant. Ils vont échouer sur Encelade.
Petite planète, parmi les plus petits satellites de Saturne, Encelade possède-t-il une atmosphère ?
Jusqu’alors, on n’en sait rien. Certains astronautes, dit-on, y ont déjà fait escale. Les uns ont trouvé de l’air, d’autres pas. C’est très vague tout cela et, comme dirait monsieur de la Palisse, le mieux est encore d’y aller voir.
Ils y vont, contre leur gré, mais ils ont perdu tout espoir, du moins provisoirement, de remonter de longtemps à bord du Sterne.
Wilfrid, qui avec son caractère brutal a souvent le mérite de la franchise, retrouvant un peu de stabilité, pose la question.
Le chevalier Coqdor ne s’embarrasse pas de préjugés.
Il dit, sans ambages, qu’il croit comprendre la position du commodore Flood. Se méfiant comme de la peste de ce vaisseau fantôme aux moyens mal connus, mais évidemment dangereux, il laisse provisoirement le commando dans une sorte de réserve. Wilfrid est plus net que jamais.
– Dites : d’abandon, Chevalier. Il nous lâche, voilà tout.
Coqdor se sent le devoir de remonter le moral des trois hommes dont il a pris la responsabilité :
– Vous oubliez que, avant tout, le commodore Flood a, avant nous, le salut de son navire et de son équipage à assumer…
La voix sucrée de Tchou se fait entendre dans les micros :
– Et puis, à ses yeux, nous ne valons pas cher… Des suicidés… Une race pour laquelle il n’a que mépris. S’il s’agissait de ses hommes, je suis persuadé qu’il ferait un petit effort.
Claude rage, lui aussi. Et il crie à ses compagnons qu’il maudit le commissaire Muscat pour l’avoir arraché au désintégratorium.
Pendant les heures qui passent, Coqdor a beaucoup de mal à lutter moralement. Heureusement, le, calme et patient Tchou lui vient en aide.
Claude, le Franco-Terrien romantique, et Wilfrid, l’Austro plus brutal, couvrent d’injures le commodore, le Sterne, l’équipage qui les abandonne, le Martervénux et le cosmos tout entier.
Mais le chevalier, et le sage Chinois, (il a voulu se suicider, mais avec la patience que sa race apporte en toute chose) se liguent pour contrebattre cet état d’esprit.
Enfin, ils sentent, les uns et les autres, qu’ils deviennent autre chose que des errants du vide.
L’action attractive d’Encelade se fait de plus en plus sentir. Ils savent maintenant qu’ils tombent, pour de bon, et vers une planète, si minime soit-elle.
Ils peuvent la voir, cette terre de l’espace, ce globe avec son horizon à court terme de petit monde, ce globe dont les lignes trop nettes laissent entendre que, s’il y a une atmosphère, elle est plutôt raréfiée.
Heureusement, les scaphandres ont des réserves d’oxygène concentré et ils tiendront encore plusieurs tours de cadran, mais enfermés dans leur microcosme.
Quelques pilules vitaminées pour subsister. Ensuite, si on ne trouve pas de vie sur Encelade…
Coqdor a affirmé que le Sterne finirait bien par les recueillir, ou, au moins, envoyer un canot-soucoupe, si Flood ne veut pas risquer la sécurité du navire.
Au fond, il n’en est qu’à demi sûr.
Mais la chute s’accentue.
Encelade grandit, s’étend, masque totalement l’horizon cosmique des gars du commando, et bientôt ils survolent son relief peu accidenté, sorte de lune un peu plate, morne, froide d’aspect, et que les reflets du grand Saturne tachent ça et là, de grandes plaques verdâtres.
Un monde bien inhospitalier.
Mais on n’a pas le choix et cela vaut mieux, assurément, que l’hostile Titan qui, outre les feux inconnus qui indiquent on ne sait quel phénomène, quelle présence redoutable, possède une atmosphère qui finirait par leur être fatale à tous, sans compter que, là, les gens du Sterne ne viendraient certainement pas les rechercher.
Coqdor donne des conseils, leur apprend à régler leur gravitation. On se met en quelque sorte sur orbite, on ne tombe plus, on descend.
On plane.
Une heure encore.
Et les quatre du commando, les uns après les autres, entrent en contact avec le sol de la planète Encelade, sous le grand soleil saturnien, lui-même reflet de l’astre tutélaire, si lointain.
Un temps. Ils sont las, à bout de forces. Mais Coqdor se reprend, une fois encore et, par les walkies-talkies, les appelle, les uns après les autres.
Tchou… Wilfrid… Dalbret… Ils ont répondu.
– Il ne semble pas y avoir beaucoup d’air… Un peu peut-être… Je fais un essai… Je retire mon casque…
Il joint le geste à la parole et commence à détacher le globe de dépolex qui enrobe sa tête et lui amène les possibilités de vie.
Claude Dalbret s’est soulevé. Il regarde, le cœur battant.
C’est risqué, ce que fait le chevalier. Mais on ne se rend pas très bien compte. Atmosphère ou pas ? On n’a pas eu l’impression de rentrer dans une masse oxygénée ou azotée.
Toujours au ras du sol, à peine soulevé sur les genoux, Coqdor ôte le casque d’un seul coup.
Tchou et Wilfrid, étendus eux aussi, le guettent, anxieux.
Le chevalier semble humer l’air, ou ce qui en tient lieu. Il sourit et il pose son casque.
Plus de walkie-talkie. On ne l’entend plus (les trois garçons étant enfermés dans leurs casques globoïdes), du moins on voit son visage détendu, malgré la fatigue, et ses lèvres qui remuent.
Ils comprennent, tous les trois.
De l’air, il y a de l’air, sur ces roches désolées, sur cet horizon renflé par la courte distance, et où ne pousse pas un brin de verdure.
Tous trois, aussitôt, se mettent à ôter leurs casques.
Claude n’y arrive pas et s’énerve. Tchou, toujours patient, prend son temps.
Wilfrid, le premier, a réussi.
Il se relève, fait un bond, tout heureux de se détendre. Il s’étire et s’élance, escalade un rocher, en gesticulant.
Mais, en haut, on le voit chanceler et prendre l’attitude d’un homme qui, visiblement, suffoque.
Par manque d’air.
De l’air là où est Coqdor, et plus d’air où se trouve Wilfrid.
Le chevalier se précipite à son secours, alors que Tchou et Claude Dalbret hésitent à détacher totalement les casques.
Violacé, comme déjà à demi asphyxié, Wilfrid exhale un râle qui ne leur parvient pas et il dégringole, comme une masse, au bas du rocher…
CHAPITRE IV
– Le casque… son casque… mon casque… les casques…
Obsession brutale des casques. Du casque qu’il faut vivement réajuster à l’homme en détresse, le casque qu’on est en train de quitter, ou qu’on vient de quitter, et qu’il faut, à tout prix, remettre en place, les casques, ces ustensiles majeurs de la tenue du cosmonaute et qui deviennent indispensables sur les planètes hostiles, celles où il n’y a pas d’air et surtout celles qui, plus terribles, plus perfides encore, semblent posséder une atmosphère riche en oxygène pour réserver ensuite d’immondes surprises aux imprudents qui leur font confiance.
Tous, rampant, se traînant, ils courent après les casques, avec le souci fébrile de voler au secours de Wilfrid, de le relever, de lui remettre son casque de gré ou de force.
Wilfrid s’est abattu au pied du grand rocher qu’il a escaladé avec la sveltesse d’un chamois, l’insouciance d’un enfant heureux de poser enfin le pied sur une terre ferme.
Coqdor arrive près de lui, mais Claude et Tchou, qui remettent les casques, tant bien que mal, constatent que le chevalier continue à demeurer tête nue, qu’il avance à pas mesurés, courbé en deux, arrivant par instants à poser les mains au sol pour garder son équilibre.
Puis il repart, humant l’air comme un jeune chien. L’air ou ce qui en tient lieu.
Il arrive auprès de Wilfrid, un Wilfrid qui se débat et a le geste instinctif de l’homme qui étouffe, crispant les deux mains contre sa poitrine, en tentant d’aspirer, la bouche ouverte, le visage presque noir.
Coqdor a gardé son casque à la main. Il se penche vers le malade et il continue son singulier manège, flairant l’atmosphère.
Mais il y a donc une atmosphère.
Claude n’y comprend plus rien, mais il arrive à son tour.
Tchou est là, lui aussi.
Comme Claude Dalbret, il a vivement remis son casque et, tout comme lui, il a un air interrogateur.
Tous deux regardent avec effroi le malheureux Wilfrid, qui se tord sur le sol.
Coqdor, lui, croit avoir compris.
– Aidez-moi… On va le ranimer…
Derrière les casques de dépolex, le Sino-Terrien et le Franco-Terrien continuent à le regarder, visiblement sans comprendre.
Parbleu ! lui n’a plus de casques, il ne communique plus avec eux.
Alors il fait des gestes et, instinctivement, il parle :
– Il faut l’emmener… Vite… Là… en contrebas… Le plus bas possible… dans ce trou, par exemple…
Il y a là une excavation. Coqdor s’explique par gestes et Tchou, tout comme Claude, a compris.
Ils enlèvent le malheureux cosmonaute, tandis que Coqdor ramasse le casque qu’il a laissé échapper dans sa chute.
Et ils descendent, de quelques mètres, au fond de ce mouvement de terrain, profond de quatre ou cinq mètres, tout au plus.
– Soutenez-le… Oui… comme ça… Mais ôtez donc vos casques…
Ils ne comprennent pas.
Subitement, Coqdor ferme les yeux, se concentre, si vite, si fort, qu’on voit perler des gouttes de sueur à son front, où la veine centrale semble prête à éclater.
Mais, simultanément, Tchou et Claude ont entendu.
Au fond d’eux-mêmes.
La parole de Coqdor. Coqdor le voyant. Coqdor le télépathe, qui vient de leur transmettre la vérité.
L’air, ici, est rarissime. L’oxygène existe, avec, sans doute, un peu d’hydrogène, d’azote, d’argon, et d’un certain nombre de gaz, le tout constituant un semblant d’atmosphère.
Mais c’est si faible, si mal répandu, sur la planète Encelade, que cela stagne en flaques, emplit les trous, les ravins, et n’existe certainement pas sur les monts qu’on aperçoit, vaguement, dans la direction correspondant à l’est.
De l’air par mares, des étangs d’atmosphère.
Au ras du sol, on peut respirer, mais il suffit qu’un grand gaillard, tel que Wilfrid, bondisse au sommet d’un roc, ce qui provoque une déclivité de huit ou dix mètres, pour qu’il se trouve dans une zone totalement dépourvue d’oxygène.
Si bien que, ôtant là son casque, il a eu l’impression de se noyer.
Maintenant, tandis que Tchou et Claude soutiennent le malade, Coqdor se penche vers lui et pose ses lèvres sur les siennes.
Lentement, méthodiquement, il commence le bouche à bouche.
En même temps, il « pense ». De cette hyper-pensée qui pénètre les cerveaux de ceux qui l’entourent.
Tchou, posément, prend les bras de Wilfrid et commence les mouvements classiques.
Coqdor lutte, reprenant sa respiration, dans un air d’ailleurs raréfié, et recommence.
Mais Wilfrid est bien atteint et le chevalier s’épuise.
– Permettez, Chevalier…
Coqdor n’en peut plus. Il esquisse un geste qui signifie :
– À votre tour…
Claude, qui a ôté son casque, comprenant enfin qu’on peut ici le faire impunément, prend la relève.
Tchou, méthodique, pratique toujours la respiration artificielle.
Plusieurs fois, ils croient le voir repartir, mais vainement. Il demeure congestionné, le malheureux Wilfrid, s’étant étourdiment jeté dans la zone maudite.
Enfin, Claude, posant la main dans la combinaison-armure qu’il a dégrafée, croit sentir les palpitations d’un cœur qui repart, tandis que les poumons reprennent lentement leur office.
– Il vit…
– Continuez, dit alors Coqdor.
Tchou prend la succession et continue le bouche à bouche, tandis que maintenant Claude remue les bras de l’accidenté en cadence.
Coqdor s’est levé, avec prudence, « tâtant » l’air pour savoir si, debout, on peut respirer.
Oui, c’est faisable, on est au fond du trou.
Alors il se concentre de nouveau, mais, cette fois, son pouvoir psychique vole au secours de celui qui est déjà sur les routes de l’éternité.
– Wilfrid, reviens…
Il l’appelle, il l’attire à lui, de toute sa foi.
Wilfrid ouvre les yeux et Tchou a le sourire mystérieux de la vieille Chine, tandis que Claude bondit sur ses pieds et crie son enthousiasme, à la française, oubliant que, en temps normal, il déteste cordialement l’homme qu’ils se sont donné tant de mal pour tirer de là.
Un peu plus tard, les quatre hommes sont assis en rond au fond de l’excavation.
La situation est sans ambages. Pas d’eau, presque pas d’air. Impossible d’établir le contact radio avec le Sterne, le parasitage, consécutif sans doute à la présence de l’énorme Saturne et des satellites, interdit toute communication.
Vivres ? Les réserves individuelles de pilules vitaminées.
De l’air ? Un peu encore dans les scaphandres. Des heures. À part cela, on pourra vivre sur Encelade, à condition d’utiliser les mouvements de terrain en recherchant les creux, les gouffres, là où l’atmosphère quasi inexistante s’est réfugiée.
– Le reste du temps, pour ne pas trop nous risquer, il faudra, dans la mesure du possible, avancer à quatre pattes, ou courbés au ras du sol…
– Comme des animaux, s’écrie Wilfrid.
On rit. Il redevient lui-même, il retrouve ses brutalités de langage.
Cela détend un peu les cosmonautes, mais il faut admettre que leur avenir n’est pas brillant.
Le Sterne viendra-t-il à leur secours ?
Encore une fois, Wilfrid résume la situation.
– Flood, et les autres, se foutent totalement de nous… sauf de vous, Chevalier… Un homme aussi important…
– Un homme est un homme, dit simplement Coqdor.
– Cela dépend de ce qu’il apporte à son semblable, susurra l’aimable et délicat Tchou. Wilfrid eut un gros rire :
– Et vous m’avez apporté de l’air, messieurs, l’air de vos propres poumons… C’est bon de vivre, même à quatre pattes, comme nous en sommes menacés…
– J’aime à vous l’entendre dire, fit le chevalier, avec un petit air ironique qui n’échappa à aucun des trois suicidés en puissance.
– C’est pourtant vrai, remarqua Claude. Nous sommes perdus sur une planète pratiquement inconnue, inexplorée, où l’air est aussi rare que les perles dans d’autres mondes. Nous n’avons pas une goutte d’eau, quelques malheureuses pastilles pour manger, et rien à l’horizon, ni sur ce monde, ni dans le ciel, et pourtant…
– Et pourtant, messieurs les suicidés, nous, vous et moi, avons tous envie de vivre…
Il fallait bien cela, en effet, pour tenir, face à un tel désastre.
Ils se reposèrent, à peu près sûrs de ne rien risquer sur cette planète si peu philohumaine.
Ils dormirent quelques heures. Tinrent conseil. Décidèrent d’explorer Encelade plus avant.
Ils partirent, un seul d’entre eux servant de guide, à tour de rôle, n’avançant qu’avec prudence, humant l’air pour éviter les gouffres de vide.
On ne savait guère ce qui était le jour, ce qui était la nuit.
Comme toutes les petites planètes, Encelade subissait l’influence lumineuse de l’astre tutélaire. Or, Saturne déversait en permanence des torrents de clarté verdâtre, avec des reflets plus rosés, vus à travers le semblant d’atmosphère du petit monde où avaient échoué les cosmonautes.
Mais, lorsque le géant s’enfonçait sur l’horizon, le soleil, lui, apparaissait, très lointain, mais tout de même semblable à une étoile de belle taille.
Enfin, on voyait souvent Titan, énorme lune qui occultait une assez grande partie du ciel et déversait, lui aussi, ses flots lumineux plus blancs vers Encelade.
Il n’était pas jusqu’aux planètes-sœurs, les Téthys, les Mimas, les Rhéa, qui ne se manifestaient. On ne les identifiait que difficilement, et, sans doute, confondait-on l’une avec l’autre, Titan seul émergeant du troupeau saturnien.
Lunes, demi-quartiers, croissants, tout cela flottait dans ce ciel de féerie, à cela près qu’il surplombait une terre infernale.
Car la progression des aventuriers de l’espace demeurait des moins aisées.
Il avait été décidé qu’on continuerait à visage nu, à la fois pour des questions de commodité et pour éviter d’user trop vite les réserves des scaphandres.
Le guide cherchait les trous, les gouffres, les creux, les crevasses, tout ce qui pouvait se trouver en contrebas du sol proprement dit, et où, logiquement, devaient s’accumuler les poches d’air.
Parallèlement, celui qui menait la petite troupe devait éviter les roches élevées, les plateaux, les collines, les mouvements ascensionnels du terrain, où l’on risquait de se trouver dans un vide mortel.
Tour à tour, Coqdor, Wilfrid, Tchou et enfin Claude, tinrent ce rôle directionnel.
Le sol demeurait toujours aussi médiocre, sans la moindre verdure.
La lumière bizarre, faite des reflets de ce lointain soleil et de ces planètes multiples et si proches, les faisait vivre dans une ambiance assez agaçante, sans nuances, mais avec des sautes brusques de clarté, sans que jamais la nuit réelle vienne apporter ses douceurs apaisantes.
L’orienteur avait fort à faire et son rôle était périlleux.
À plusieurs reprises, ses compagnons le virent reculer, sursauter, s’effondrer même, alors qu’il suffoquait, pénétrant brusquement dans une région que rien, évidemment, ne signalait, et où l’air se raréfiait tellement que la menace d’asphyxie se faisait brusquement sentir.
Ils furent tous, plus ou moins, victimes de tels incidents, si bien que le chevalier Coqdor décida que le guide ne tiendrait pas plus d’une heure (en mesure de la Terre) la tête de la colonne.
Claude allait achever son « quart » lorsque, tendant le bras vers le ciel, il cria à ses compagnons d’observer Titan.
La voix portait mal, l’air étant rare, mais le geste était éloquent et tous levèrent les yeux.
Ils voyaient très nettement la principale lune de Saturne, presque en son entier, un faible segment étant seulement masqué par l’horizon court d’Encelade.
Or, sur la masse blanche que montrait cette planète sertie de la fameuse atmosphère hostile aux poumons humains, on distinguait brusquement des lueurs extraordinaires.
– Les fameuses flammes… Les voilà…
Ils voyaient, admirablement placés pour observer, les feux inconnus qui avaient alerté les astronautes de passage.
Des gerbes lumineuses, brèves, très longues, semblait-il, et d’une intensité montant presque jusqu’au blanc total.
– Il me semble, dit le calme Tchou, que ces feux sont en réalité des étincelles.
– Tout à fait mon avis, sage fils des mandarins, observa Claude.
– Des étincelles, oui, murmura Coqdor, pour lui seul. Mais que viennent-elles faire dans ce monde où l’homme ne saurait vivre, du moins à visage découvert ?
Wilfrid, esprit positif, demanda :
– Et qui peut m’expliquer le rapport avec ce vieux vaisseau fantôme que nous avons vu, et qui est tout juste bon à mettre à la ferraille ?
La question demeura sans réponse.
Les uns et les autres s’interrogeaient. D’ailleurs, les flammes, ou les étincelles, ne tardèrent pas à retourner au néant, après quelques minutes de vive activité.
– Des étincelles qui ont certainement des dizaines, voire des centaines de kilomètres de long, reprit Coqdor. Qu’est-ce que cela peut donc bien vouloir signifier ?
Ils repartirent, après deux heures de halte.
Chacun ayant eu son tour de guide, Coqdor reprenait la tête.
Il crut rêver, un peu plus loin, en apercevant des touffes sombres au ras du sol.
– De l’herbe ? Des buissons ?
C’était, on s’en rendit rapidement compte, de petites touffes de plantes, maigres, rabougries, évoquant vaguement les cactées, mais des plantes tout de même.
Le sol était moins sec et, en furetant, ils découvrirent quelque chose comme un oued à demi desséché, mais où chantonnait un filet d’eau.
Ils se précipitèrent, fous de joie, aspirèrent cette eau bienheureuse, y baignèrent leurs mains et leurs visages.
Et, cette fois, le repos fut inattendu, non prévu par l’horaire, mais plus bénéfique.
Une certaine euphorie les submergea et, après quelques instants de détente, quelques cigarettes fumées, ils somnolèrent.
Claude cria qu’il avait vu une soucoupe volante. Tous ouvrirent les yeux, ne virent rien et se moquèrent de lui.
Tchou, gentiment, Coqdor, avec bienveillance, Wilfrid, malgré tout, avec son acidité habituelle, parlant de ces gens qui ont des cauchemars et qui troublent la paix des honnêtes personnes.
Claude, rouge de colère, jura qu’il avait vu passer une soucoupe.
Wilfrid accentua ses sarcasmes et Claude, oubliant qu’il avait tout fait pour lui insuffler de l’air dans les poumons, le menaça d’une correction.
– À ta disposition, lança l’Austro-Terrien.
Ils allaient s’affronter. Coqdor intervint, la voix coupante, les traitant de fous tous les deux.
Finalement, Tchou offrit une nouvelle cigarette à chacun et ils s’étendirent de nouveau, se calmèrent…
Une heure… deux heures passèrent…
Ils dormaient.
Tchou ouvrit un œil le premier. Vit quelque chose, mais pas un pli de son visage ne bougea.
Posément, il se leva et secoua ses trois compagnons les uns après les autres, les touchant d’abord au pied, le plus loin possible du cœur à la mode orientale, pour éviter les réveils brutaux.
Et il leur montra quelque chose, à cent mètres d’eux.
– Claude croyait avoir vu une soucoupe. C’était mieux que ça…
Ahuris, mais heureux malgré tout, pensant que leur exil sur Encelade était fini, ils se relevaient et regardaient.
– Le vaisseau fantôme…
– Il s’est posé pendant que nous dormions.
– Encore plus minable que je ne le pensais, fit remarquer Wilfrid.
Et Coqdor, prudemment, leur dit :
– Ne nous emballons pas… Et allons voir !
CHAPITRE V
Y aller. C’était plus aisé à dire qu’à faire.
Sur un monde normal, la distance à franchir les séparant du navire spatial mystérieux n’eût été qu’un jeu pour les quatre garçons.
Sur Encelade, c’était bien autre chose.
La progression, ils étaient payés pour le savoir, exigeait des précautions particulières et ils avaient déjà dû mettre au point tout un cérémonial.
Ils brûlaient de se précipiter vers ce qu’ils considéraient déjà comme une planche de salut, mais Coqdor, toujours maître de lui, les rappela à la raison.
Force fut donc de repartir, derrière le chevalier qui s’était fait guide d’autorité.
Casque à la main, prêts à le coiffer à toutes fins utiles, les cosmonautes repartirent donc, courbés en deux, retombant parfois à quatre pattes, cherchant les fameuses et indispensables flaques d’air.
Le terrain qu’ils avaient à parcourir pour arriver jusqu’à la carène du vaisseau, immobile et muet devant eux, était assez accidenté si bien que, par instants, tombant dans un petit ravin, ils le perdaient de vue, le retrouvaient, le cœur battant, craignant sans cesse de le voir appareiller avant leur arrivée.
Instinctivement, ils avaient crié dans sa direction, mais cette atmosphère raréfiée, ils s’en étaient déjà rendu compte, était mauvais vecteur du son et de la voix humaine.
Ils faisaient de grands gestes et Tchou, tout comme Coqdor, tentait une liaison radio, qui demeurait d’ailleurs sans réponse.
Suant, haletant, s’essoufflant, ils marchaient, patauds, gourds, maladroits, s’énervant de cette avance ridicule autant que pénible.
La température demeurait relativement fraîche, mais ils étaient en nage et, devant eux, la masse d’un gris roux de l’astronef rouillé (un astronef au rabais, disait Claude, qui n’était pas né à Paris pour rien) semblait les attendre, ou les défier, on ne savait.
Ils furent enfin très près, après quelques légers incidents de parcours où, comme partout sur cette bizarre planète, on cessait brusquement de respirer, pénétrant de but en blanc dans une zone privée d’atmosphère.
– Nous y sommes…
– Pas trop tôt…
Un instant, ils s’arrêtèrent, à quelque dix mètres seulement de l’énorme masse sphérique.
Vraiment, on n’avait jamais vu un navire spatial pareil et, plus que jamais, l’idée qu’il avait été plus « bricolé » que construit s’imposa aux quatre jeunes hommes.
De près, ils voyaient le rapetassage des diverses parties et le rude Wilfrid dit tout haut qu’il aurait peu confiance à voyager spatialement sur un pareil engin.
Cette phrase indisposa-t-elle les mystérieux passagers ? Celui qui, ils s’en souvenaient, s’était lui-même appelé le Marsupial ?
Brusquement, l’astronef prit le départ.
Sans grand bruit, à peine un souffle des réacteurs d’envol et la sphère, redevenant totalement silencieuse, piqua vers le ciel devant les naufragés spatiaux effarés, brilla un instant aux feux conjugués de Saturne, de Titan, du soleil lointain et de deux ou trois segments de planètes, puis s’effaça tout à coup, plongeant selon toute vraisemblance dans le subespace à trois ou quatre mille mètres de la surface d’Encelade.
Alors, ce fut le désespoir.
– Les salauds !…
– Ils nous abandonnent…
– Sur cette sale boule perdue…
– Pourtant, ils nous ont bien vus…
– C’est impardonnable.
– S’ils nous ont vus ? gronda Wilfrid. Je te crois qu’ils nous ont vus. C’est même pour cela qu’ils foutent le camp, pour nous laisser crever ici.
– Il est bon de dire, susurra la voix un peu chantante de Tchou, que nous avons traqué cet astronef dans l’espace, qu’il a su déjà une fois se débarrasser de nous en rompant tout contact magnétique nous attachant au Sterne et qu’il manque peut-être de confiance à notre égard.
– Joli discours et non moins joli raisonnement, subtil Tchou. Le résultat ? Tu le vois… Nous sommes ici définitivement, si cette brute de Flood ne se décide pas à nous envoyer chercher…
– Je te dis que j’ai cru voir une soucoupe, fit Claude, rêveur.
– Tu divagues… Ou bien tu as vu le vaisseau fantôme. Plus fantôme que jamais. Et qui nous joue ce tour du diable…
Wilfrid se soulageait en injuriant tous les démons de la galaxie. Tchou demeurait silencieux, fataliste à son habitude. Claude commençait à trouver la situation dramatique et tapait du pied avec colère.
Coqdor lui fit remarquer, ainsi qu’à Wilfrid, que tant de cris et d’exercices superflus étaient dangereux en raison de la raréfaction de l’air et ils se calmèrent un peu.
Alors, une voix retentit.
Une voix qu’ils avaient déjà entendue.
Elle résonnait à la fois dans les quatre micros des quatre casques qu’ils ne coiffaient pas, mais qu’ils avaient attachés à leurs ceintures :
– Quand vous aurez fini de bougonner et de dire des sottises !… Cherchez donc un peu autour de vous… Oui, certes, vous m’avez attaqué. Mais, après tout, c’était votre devoir et vous étiez en service commandé. Le Marsupial n’est pas si mauvais diable et ne veut pas la mort du pécheur. Cherchez donc un peu, cherchez…
Déjà, Coqdor branchait sa radio et tentait de parler.
– La communication a été coupée, sans nous laisser le temps d’entamer le duplex, dit posément Tchou qui, lui aussi, avait eu un réflexe semblable.
– Eh bien ! dit Coqdor, cherchons… Que veut dire cet étrange personnage nommé le Marsupial ?
Intrigués, ils s’égaillèrent sur le terrain, chacun dans une direction.
Cela ne tarda pas et ce fut Claude qui trouva.
Apprenant à ne pas crier, il les appela par micro, et ils se réunirent bientôt de nouveau autour des colis.
Plusieurs petites caisses étanches étaient disposées dans un creux de terrain. Des caisses d’un modèle spatial courant, très aisées à ouvrir.
– Des vivres… des munitions thermiques…
– Des pansements, une infirmerie portative.
– Et une petite boîte d’outils d’urgence.
– Tout ce qu’il faut pour tenir.
– Oh ! fit Claude. Une caisse… du vin… Dieu du cosmos !… C’est même du vin de France… Et du whisky, messieurs, un vieil alcool de la Terre, un Cutty Sark si je ne m’abuse…
Ils se regardaient, stupéfaits, après l’élan enthousiaste.
– Mais, alors… alors ?
– Ce Marsupial étrange est humain, voilà ce que je constate, dit Coqdor. À croire qu’il connaît tout de notre situation. Et, puisque nos propres compagnons semblent nous abandonner, c’est lui qui vient à notre secours.
– Qu’allons-nous faire ? demanda Claude.
Tchou suggéra simplement de déjeuner. Car il y avait des boîtes de conserves livrant des vivres qui semblaient frais.
Après plusieurs repas de pilules vitaminées, cela leur parut un délice. Il y avait même quelques paquets de cigarettes, alors que leurs réserves étaient à bout. Ils s’abandonnèrent pendant une heure, puis, de nouveau, sombrèrent, près de la source, dans une douce torpeur.
Ils ne comprenaient pas, ils comprenaient de moins en moins, mais, comme le disait Tchou, cela n’avait aucune importance pour l’instant.
Pour l’instant…
C’est, en effet, ce que se disaient le chevalier Coqdor, Wilfrid et le Franco-Terrien. Pour l’instant…
Mais plus tard ?… C’est-à-dire, très bientôt.
Claude songeait à cela, à demi endormi, grisé par le repas que le Marsupial leur avait si ironiquement offert.
Du moins leur sauvait-il la vie, alors qu’ils l’avaient attaqué dans l’espace.
Des pensées chaotiques tournaient dans sa tête. Il ne dormait pas, il somnolait et voyait ses compagnons qui, comme lui, préoccupés malgré tout, ne trouvaient pas le sommeil.
Il aperçut vaguement Tchou qui s’éloignait, coiffait son casque pour grimper sur un petit promontoire et semblait observer l’horizon.
Un horizon qui était presque tout « en ciel », avec une fraction très importante de Saturne et de ses anneaux, et Titan qui, selon sa trajectoire, avait paru se rapprocher singulièrement d’Encelade.
Jour ? Nuit ? On ne savait.
Claude se sentait très las, épuisé par toutes ces aventures. L’inquiétude de l’avenir demeurait en lui et il n’osait interroger Coqdor, qui devait se concentrer, chercher à comprendre…
Tchou, il le voyait toujours, à soixante ou quatre-vingts mètres du camp de la source, poursuivait ses observations.
Visiblement, il découvrait, très haut au-dessus de lui, un point attractif qui le passionnait.
Claude Dalbret pensa au Marsupial et à son vaisseau fantôme, mais, à ce moment, il crut qu’il avait un peu trop profité du repas si généreusement et si bizarrement offert.
Tchou avait eu un haut-le-corps et amorcé un mouvement pour sauter d’un bond du promontoire vers le sol normal, à quelques mètres en contrebas.
Mais, tout à coup, Claude ne le voyait plus qu’à travers un halo dont il ne pouvait s’expliquer la genèse.
La sensation d’un péril le tira de cette espèce d’euphorie paresseuse où il se complaisait et il se redressa.
Wilfrid s’était jeté à plat ventre et ne bougeait pas, cherchant sans doute le repos, mais Coqdor, assis sur son séant, observait Tchou, lui aussi.
– Chevalier…
– Oui. Il faut aller voir…
Il se levèrent, se précipitèrent, casque à la main, suffoquant déjà.
Wilfrid les entendit, se retourna et s’empressa, en les voyant, de les rejoindre.
En se hâtant autant que possible, Claude retrouvait le halo qui englobait Tchou, en haut du promontoire.
Un halo ? Non, un globe.
Et Tchou, le paisible, le calme Tchou, le sage Chinois, s’agitait dans ce globe, un globe transparent, à peine irisé, qui semblait s’être formé tout autour de lui, un globe d’environ deux mètres de diamètre.
Tchou, à l’intérieur, tentait de presser les parois, des parois aussi minces que cristallines, mais qui résistaient visiblement à ses efforts.
Claude eut l’impression bizarre de le voir à l’intérieur d’une énorme bulle de savon. Oui, l’image était juste, c’était bien cela.
Les trois compagnons du Sino-Terrien escaladaient le promontoire, angoissés, ne comprenant rien, sinon qu’il s’agissait vraisemblablement de quelque chose de redoutable.
À travers la paroi du globe, qu’ils tentèrent, eux aussi, inutilement de crever, ils distinguèrent le visage bouleversé de leur ami.
Tchou perdait sa contenance habituelle, enfermé dans cette ratière, effaré de ce qui lui arrivait.
Inutile de vouloir lui parler, la paroi était sans doute aussi solide qu’hermétique et les sons déjà ténus sur Encelade ne passaient pas.
Mais Coqdor avait une idée.
Tandis que Claude et Wilfrid, fébriles, tournaient comme ils pouvaient autour du globe où se débattait Tchou, sans parvenir à y trouver le moindre joint, le chevalier, lui, appelait le captif par radio.
Ils virent Tchou, alerté par le tintement du micro, qui se hâtait de répondre et abandonnant leurs tentatives, ses compagnons s’empressèrent de se brancher à leur tour sur l’émission.
– Tchou… que s’est-il passé ? Le Chinois se reprenait :
– J’avais cru voir quelque chose dans le ciel, vers le zénith.
– La soucoupe que j’ai entrevue, intervint Claude.
– Non, ami, tais-toi et laisse-moi parler. Et ce n’était pas non plus le vaisseau fantôme. J’ai vu… une sorte de lignée de globes… Oui, des globes… comme celui-là…
– Dans le ciel ?
– Oui. D’où venaient-ils ? Je ne comprenais pas. J’ai voulu savoir et je suis monté jusqu’ici, vous laissant vous reposer. J’ai continué à observer. Il y en avait bien une dizaine, une douzaine… On aurait dit de grosses bulles de verre qui flottaient, mais dans un ordre parfait. Et il y en a eu une, tout à coup, qui a piqué vers moi.
– Tchou… et alors ?
Tchou s’était interrompu un instant, comme saisi de panique, ce qui ne lui ressemblait guère.
– Alors ? J’ai voulu sauter, revenir vers vous, mais la bulle a été si rapide… Elle est littéralement tombée sur moi après s’être détachée du groupe dont elle faisait partie… Et, en somme, j’ai dû la traverser, pour me retrouver à l’intérieur, je ne sais trop comment… Et puis je me suis vu enfermé et… vous savez tout.
Wilfrid et Claude, exaspérés, recommençaient à marteler la sphère transparente qui ne bougeait pas d’un millimètre et s’avérait, sous leurs mains, d’une effroyable dureté.
Coqdor se sentait blêmir.
Quel nouveau mystère se présentait à lui ? Il pressentait quelque chose de terrible et songeait qu’il fallait, à tout prix, délivrer Tchou.
Le malheureux, perdant son flegme de race, semblait vraiment mal à l’aise dans cette étroite prison et cherchait à rejoindre ses compagnons dont il n’était séparé que par cette paroi si mince et si résistante.
Et puis, Claude et Wilfrid, qui pesaient de toutes leurs forces, qui parlaient déjà d’attaquer au fulgurant inframauve, au risque d’atteindre le captif de la bulle, sentirent cette dernière qui vibrait sous leurs paumes.
– Attention ! Il va se passer quelque chose…
Tchou, soudain, s’immobilisa, résigné sans doute, comme s’il pressentait que c’était la fin.
– Dieu du cosmos, murmura Coqdor, ne pouvons-nous sauver ce pauvre garçon ?
Wilfrid et Claude dégringolaient, rejetés chacun en arrière par l’envol de la bulle.
Elle montait, toute droite, incroyablement preste, emmenant Tchou.
Instinctivement, ils criaient son nom, mais il était déjà cent coudées au-dessus d’eux, très visible dans la sphère totale qui l’enrobait complètement.
Et les autres bulles signalées par le Chinois reparurent.
En théorie gracieuse, oscillant par instants, elles revenaient comme allant à la rencontre de celle qui emprisonnait et enlevait Tchou.
Dans les micros, ils entendirent sa voix, soudain très détendue :
– Adieu, amis de la Terre !
– Non, ce n’est pas possible, gronda le chevalier. Ah !… si nous pouvions comprendre…
Cette fois, ce fut Claude qui donna l’alerte.
– Chevalier… les autres bulles…
Glacés d’épouvante, ils voyaient trois sphères semblables, trois de ces immenses « bulles de savon », semblables à celle qui leur avait arraché le bon Tchou, qui descendaient, piquaient vers eux et, très nettement, paraissaient choisir chacune sa victime, soit Coqdor, Claude ou Wilfrid…
CHAPITRE VI
C’était la panique, la terreur. Ces hommes si forts, si vaillants, savaient que, pour l’instant, du moins, quelque chose de plus fort qu’eux se manifestait.
Coqdor lui-même donnait le signal de la fuite. On ne pouvait sans doute rien tenter contre les bulles. Tirer au fulgurant ? C’était impossible.
Tchou avait troué la paroi sans s’en rendre compte et, une fois à l’intérieur, se trouvait totalement emprisonné.
Le chevalier se rendait donc absolument compte du désastre que représentait leur situation actuelle.
Il courait, comme Wilfrid, comme Dalbret. Ils couraient tous les trois, de cette course syncopée, en zigzag, de ceux qui tentent de dérouter un poursuivant menaçant.
Mais les bulles flottaient à une douzaine de mètres au-dessus des fuyards, ne paraissant nullement se presser, n’épousant pas leurs méandres et évoquant des oiseaux de proie, sûrs d’eux, qui laissent la victime se fatiguer avant de foncer pour le piqué final.
Sage calcul, sans doute, de la part de ceux qui avaient suscité les mystérieux globes.
En effet, si Tchou, pour respirer dans sa prison transparente, avait coiffé son casque et tenait en quelque sorte par les moyens du bord, ses trois compagnons, eux, surpris à visage nu, couraient sur le terrain cahoteux et désertique d’Encelade sans avoir eu le temps de l’imiter.
Dans ces flaques d’air, ils respiraient de façon intermittente, suffoquaient par instants, tombaient, se relevaient, repartaient et, soudain, se retrouvaient dans un trou de vide, ce qui leur broyait le plexus.
Ils reculaient en titubant, tentaient un nouveau départ.
Coqdor, ruisselant de sueur, le cœur étreint d’une incroyable angoisse, s’interrogeait, dans sa course, sur la nature de tels ennemis.
Jamais il n’avait rien vu de semblable à travers la galaxie. Il ne comprenait pas, sinon que c’était terrible.
À un certain moment, ayant fait quelques pas en arrière pour éviter un trou de vide, il leva les yeux et aperçut, très haut, très haut, un petit point de grisaille qui devait être Tchou, Tchou en plein ciel, enveloppé de toutes parts de sa prison de cristal.
Il songea que, avant peu, il serait dans la même situation.
Et Wilfrid, et Claude Dalbret.
Il les voyait tous deux, s’époumonant, trébuchant, tombant souvent à travers ce paysage hostile, sous le ruissellement vert et rosé des feux de Saturne, sous les reflets glacés du très blanc Titan.
Ils s’étaient remis à quatre pattes pour aspirer l’air au ras du sol et Coqdor eut pitié d’eux. Il se rendit compte combien cette position était humiliante pour des hommes.
Il se refusa à les imiter.
Soudain, sa décision fut prise.
Il s’immobilisa, bien en vue, sautant sur un roc et, là, il prit la peine de mettre son casque.
La sphère qui le suivait n’avait pas bougé de sa route. Toutefois, après une minute, elle revint sur sa lancée et s’immobilisa juste au-dessus de la tête du chevalier de la Terre.
Coqdor, posément, prit son fulgurant à inframauves.
Il n’avait plus aucun espoir de vaincre. Simplement, il voulait succomber, puisque c’était sans doute inévitable, debout, et les armes à la main.
Un peu plus loin, Dalbret l’aperçut.
La tranquillité apparente du chevalier le foudroya.
Il eut honte, tout à coup, de sa posture, de cette progression de brave chien.
Il se leva et Wilfrid, à vingt mètres, surpris de cette attitude, en fit autant.
Coqdor semblait la noble statue du courage malheureux, qui va jusqu’au bout, qui attend l’hallali final dont il sera l’enjeu.
Bientôt, les trois cosmonautes furent ainsi, prêts à tirer, mais refusant plus longtemps de se dérober dans de telles conditions.
Il y eut un long instant de silence et d’immobilité.
Plus rien ne se produisait.
Saturne montait vers le zénith, c’est-à-dire qu’il occultait petit à petit la plus grande partie du ciel d’Encelade et que l’ombre des anneaux coupait curieusement la surface glacée de Titan.
Coqdor vit, sur le disque froid, les longues étincelles qui devaient crépiter sur des distances impressionnantes.
Les sphères transparentes ne bougeaient pas, mais chacune surplombait très, exactement le cosmonaute choisi.
Coqdor, sans lâcher son arme à inframauves manœuvrait son poste de radio d’une seule main :
– Allô !… J’appelle le Sterne… J’appelle le Sterne… Sterne…. Répondez… Ici, chevalier Coqdor…
Wilfrid et Claude le voyaient sans l’entendre, mais, branchant à leur tour les micros, ils captèrent sa voix et se mirent, eux aussi, à lancer l’appel au navire-mère.
Trois appels valaient mieux qu’un, sans doute, ce qu’ils avaient simultanément compris.
– J’appelle le Sterne., J’appelle le Sterne…
Coqdor hurla soudain.
– Feu !…
Wilfrid et Claude Dalbret abandonnèrent l’émission et levèrent les inframauves.
Les jets de feu violet jaillirent, trouèrent l’atmosphère si rare de la petite planète.
Elles traversèrent littéralement les trois sphères transparentes qui descendaient vers les cosmonautes.
Mais sans paraître les traumatiser en aucune façon.
Coqdor, le premier, fut enrobé comme l’avait été Tchou. Puis, ce fut le tour de Wilfrid et enfin celui de Claude.
Jusqu’au dernier moment, comme ses compagnons, le Franco-Terrien avait fait face et canardé à l’inframauve cet étrange ennemi.
Cela ne fit aucun effet. À son tour, il fut « englobé » au sens littéral du terme.
Et si l’arrivée de la sphère se fit parfaitement de façon insensible, Claude se voyant tout à coup environné de la paroi courbe, il lui fit aussitôt impossible de percer ladite paroi.
Il leva le tube du fulgurant, l’appuya contre la sphère et s’apprêta à tirer.
Une force inouïe le frappa sur le dessus du poignet.
Il cria de douleur et lâcha l’arme.
Alors, ce ne fut pas une voix articulée qui lui parla. Mais il sut. Il perçut mentalement une vérité exprimée par des images, sinon par des sons.
Il sut donc qu’il ne fallait pas faire cela. Que la sphère était impossible à briser et que le jet d’inframauve, butant contre la paroi se fût répandu à l’intérieur et fût devenu mortel pour lui.
Abattu, vaincu, prêt à pleurer de rage, Claude constata qu’il s’élevait, qu’il montait dans le ciel d’Encelade.
Et il ne fut pas surpris d’apercevoir, à quelques dizaines de mètres, deux autres sphères emportant Wilfrid et le chevalier Coqdor.
Les trois garçons se firent des signes amicaux et désabusés. Mais aucun ne songea plus à utiliser la radio.
L’ennemi était trop fort et envoyer des messages serait servir sa cause, peut-être, en le renseignant sur les forces du Martervénux.
Claude était résigné. Pour le moment. Et il devinait qu’il devait en être de même pour Wilfrid et Tchou et, a fortiori pour Coqdor.
Les sphères montaient toujours, sans se hâter, mais atteignaient une altitude impressionnante.
En raison de la faible importance du globe d’Encelade, on découvrait ainsi une très vaste partie de sa surface, partout aussi désolée avec seulement, ça et là, des oueds à peine humides et de rares oasis plus que maigres, comme celle où ils avaient goûté le festin offert par le Marsupial.
Celui-là, que devenait-il ?
Que signifiait son attitude ? Était-il en relations avec les ennemis mystérieux ? Était-ce à sa dévotion qu’évoluaient ces sphères incompréhensibles ?
Et tout cela, quel rapport avec les flammes électriques qui se manifestaient encore à la surface de Titan ?
Cependant, on montait toujours et Claude distingua un certain nombre d’autres sphères, lesquelles, celles-là, étaient vides.
Sauf une.
Celle où se morfondait, avec une attitude digne afférente à la sagesse de ses pères les mandarins, l’excellent Tchou.
Claude lui fit un signe auquel le Sino-Terrien répondit avec grâce.
Communiquer par radio ? Non, l’ennemi en savait assez comme ça.
Alors commença un singulier ballet, dans le ciel d’Encelade.
Les sphères vides et les quatre autres, celles contenant chacune un des membres du commando, paraissaient chercher une position dans l’espace.
Elles montaient, descendaient, tournaient, revenaient, exécutaient des boucles capricieuses et de gracieuses arabesques.
Claude commençait même à avoir un peu mal au cœur, cela lui rappelant les attractions foraines de la Terre et celles, bien plus sensationnelles, importées par les Centauriens, qui recréaient à volonté des ambiances effarantes : mondes inconnus, safaris spatiaux contre des démons fantastiques, plongées dans un volcan, abysses océaniques, voire jusqu’aux enfers les plus fantaisistes des diverses religions.
Mais là, cela devenait simplement générateur de nausées.
Claude cherchait, dans sa pharmacie de ceinture, une pilule adéquate, lorsque, enfin, la formation parut réalisée.
Les sphères, dont on ne pouvait évaluer le nombre, paraissaient se fondre en chapelet, comme une immense chenille dont ne voyait pas les extrémités, et qui ondulait bizarrement.
Claude ne voyait plus ses camarades, mais, devant et derrière lui, une sphère vide et encore une sphère vide.
Sans doute ce singulier manège avait-il eu pour but de distribuer les sphères-prisons dans l’ensemble, de façon convenable.
– Et maintenant, que va-t-il se passer ?
Le chapelet de bulles géantes commença à onduler de nouveau puis, comme un immense scolopendre, il tourna dans le ciel et Claude put apercevoir ce qui constituait l’extrémité avant de ce curieux train, c’est-à-dire une bulle vide, qui pointait vers le ciel.
Mais non pas vers Saturne, semblait-il, plutôt en direction de Titan.
Déjà, Claude en avait la conviction, on les enlevait, mais ce n’était pas pour demeurer sur Encelade.
Le cortège, dont tous les éléments étaient pratiquement soudés les uns aux autres, montait encore lorsque la soucoupe volante apparut.
Cette soucoupe, Claude la reconnut et poussa un cri de joie.
– Le Sterne vient à notre secours…
C’était en effet un des canots-soucoupes du vaisseau du commodore Flood et les quatre du commando, à la fois, pouvaient convenir qu’ils avaient mal jugé leur commandant.
Contrairement à ce qu’on avait cru, il ne les abandonnait pas.
Il envoyait, à leur recherche, un des éléments de l’astronef, sans doute avec un équipage sélectionné.
Il était vraisemblable que les gens de la soucoupe étaient ahuris de ce qu’ils découvraient, Cette invraisemblable chenille de globes vides avec, ça et là, un de leurs copains captif.
– Je ne m’étais pas trompé… Pour Claude, c’était le cri du cœur. Il y avait bien une soucoupe.
Celle qu’il avait entrevue au moment de la halte au bord de l’oued. À cause de laquelle il avait failli se battre avec Wilfrid.
Il rompit le silence et, par radio, cria à ses compagnons :
– Vous le voyez… J’avais raison…
Wilfrid grogna quelque chose. Tchou ne dit rien. Coqdor se contenta de conseiller à tout le monde de se taire. Pour l’instant.
Claude enrageait un peu, mais il espérait. Comme devaient espérer ses camarades.
Restait à savoir comment les envoyés du commodore Flood allaient pouvoir faire quelque chose de valable pour le salut du commando suicide.
Les bulles montaient toujours, en un curieux train translucide qui évoluait maintenant à plusieurs dizaines de milliers de mètres de la surface de la planète Encelade.
Le départ, c’était certain, était pris pour un autre monde, très probablement pour Titan, la surface de Saturne étant réputée (jusqu’à nouvel avis) comme impraticable.
Mais les gars de la soucoupe-canot, bien décidés sans doute à remplir la mission à eux confiée par le commandant du Sterne, semblaient résolus à ne pas abandonner la poursuite.
Évoluant avec facilité, le petit engin commença à tourner autour de la chaîne des bulles, à passer par en dessous, à la survoler, à naviguer de conserve, afin d’observer à loisir cet étrange équipage.
Ainsi, ils purent voir s’agiter, leur faire des signes véhéments, les quatre prisonniers, bien reconnaissables à bord de leurs prisons volantes.
Cette fois, le contact radio fut remis.
– Allô ? Ici, lieutenant Kraz, du Sterne. Commando, répondez.
Coqdor, tout naturellement, se chargea de répondre en duplex :
– Vous voyez, lieutenant, nous sommes pris dans ces singuliers engins aériens.
– Que vous est-il arrivé ?
– Il m’est difficile de vous l’expliquer.
– Comment vous sortir de là ? Le chevalier soupira.
– Je désespère de vous le dire. Il faudrait peut-être…
Le duplex à peine entamé fut interrompu par des interférences d’une bizarre intensité musicale, qui interdit dorénavant tout contact à la fois avec la soucoupe volante et entre les captifs des bulles.
Ils durent donc se taire, se résigner à rester comme des ludions dans des bocaux trop étroits, et voir l’engin envoyé par Flood qui tentait d’aborder le train interplanétaire.
On s’éloignait d’Encelade à une vitesse prodigieuse, qui semblait croître de façon constante, mais les hommes envoyés depuis le Sterne tenaient ferme et la soucoupe n’abandonnait pas.
Seulement, comme elle s’approchait dangereusement du chapelet de sphères, il se passa un phénomène nouveau.
Le train se dissocia tout à coup et les bulles, redevenues autonomes s’égaillèrent dans l’espace.
Les quatre prisonniers n’en demeurèrent pas moins dans la même situation.
Ils étaient isolés, voyaient les bulles danser autour d’eux dans tous les azimuts, s’apercevaient et pouvaient continuer à voir l’engin qui cherchait à leur venir en aide.
Mais la progression continuait.
Encelade diminuait à vue d’œil et on pouvait voir maintenant, d’un seul coup d’œil, le globe de la petite planète.
Seulement tout cela ne changeait rien au triste sort de Coqdor et des membres du commando suicide, bloqués chacun dans sa prison transparente.
Cependant, la soucoupe fonçait sur la première sphère-prison qui se trouvait à sa portée, celle qui enfermait Tchou.
Sans doute les hommes du Sterne allaient-ils tenter, soit un abordage, soit une attaque en plongeant dans l’espace, pour rejoindre à tout prix le Sino-Terrien et le délivrer.
Alors, se groupant comme à un signal mystérieux, une dizaine de bulles se groupèrent, formèrent, dans le vide, un immense conglomérat de plusieurs dizaines de mètres de haut et foncèrent, droit sur la soucoupe.
Coqdor comprit, presque aussitôt, la manœuvre.
Car les billes, adhérant les unes aux autres, et auxquelles se joignaient déjà un nombre au moins égal d’autres bulles, éclataient.
Mais elles ne disparaissaient pas, sinon en tant qu’intrinsèques.
Le tout formait, dans l’espace, une immense sphère transparente.
Le chevalier, le doigt sur le déclic de la radio, hurlait dans le micro, désespérant de se faire entendre car les interférences parasitaires, incontestablement voulues par l’ennemi qui voulait brouiller les émissions, se manifestaient toujours.
Et Coqdor répétait, S’égosillant :
– Attention ! Alarme à la soucoupe… Fuyez !… Fuyez !… Ils vont tenter de vous capturer.
Le globe géant, en effet, piquait sur la soucoupe volante et allait l’engloutir, tout comme les petites sphères isolées avaient « avalé » chacune un membre du commando.
L’ennemi mystérieux, utilisant toutes ses batteries, s’apprêtait tout bonnement à engloutir l’engin envoyé par Flood et à l’emmener vers une destination inconnue.
Peut-être le lieutenant Kraz comprit-il assez tôt.
Toujours est-il qu’il fit ouvrir le feu et que les terribles jets d’inframauve, sortant en doublé des flancs de la soucoupe volante, commencèrent à mitrailler le globe immense, qui ne ressemblait à rien, sinon, ainsi qu’on l’avait dit parmi les gars du commando, à une bulle de savon.
Mais une bulle haute de trente mètres au moins, dans laquelle la soucoupe tout entière eût tenu à l’aise, si le contact avait lieu.
Le tir ne semblait avoir aucun effet et ce fut cela, sans nul doute, plus que la révélation de la vérité sur les manigances de ces êtres fantastiques, qui fit reculer Kraz.
La soucoupe piqua soudain, à une vitesse folle, échappant aux menaces de la bulle géante.
On la vit disparaître, n’être plus qu’un point qui se perdit dans l’horizon céleste.
Les prisons volantes évoluaient toujours.
Alors, d’autres bulles remontèrent et le train se reforma.
Puis, après un moment d’attente, la grande bulle éclata et redonna vie à une vingtaine de ces sphères qui avaient sacrifié leur autonomie pour la composer.
Dans son petit globe personnel, Claude était abattu, écrasé par l’adversité.
Le dernier espoir de salut venait de s’évanouir.
On comprenait ceux du Sterne. Ils avaient deviné ce qui les attendait et ils avaient préféré abandonner le combat, l’adversaire étant de trop forte taille.
D’ailleurs, s’ils avaient tenu bon, à quoi cela aurait-il servi ?
À rien en ce qui concernait le salut du commando, et la soucoupe fût tombée, elle aussi, sous la coupe des gens inconnus qui manœuvraient les sphères transparentes.
Des heures passèrent alors.
Claude était prostré, écœuré et ne songeait plus à chercher le contact radio avec ses compagnons d’infortune, puisqu’il le savait impossible.
Il se rongeait les poings de rage, bloqué dans l’étroite prison, où il avait un moment ôté son casque et ses moufles.
Situation qui ne pouvait se prolonger car, évidemment, il n’y avait pas d’air renouvelable et force était bien de se replonger dans le salut représenté par le fidèle scaphandre.
Isolé, d’autant plus malheureux, Claude Dalbret vit le cortège incompréhensible dont il faisait partie monter dans le ciel saturnien.
Jamais sans doute yeux humains n’avaient été aussi bien placés pour admirer la géante et mirifique planète.
Mais la situation était telle que Claude — et sans doute ses compagnons étaient-ils dans un même état d’esprit — ne songeait pas à se livrer aux délices de l’admiration astronomique.
Maintenant, il regardait Titan.
Ce Titan qu’on avait voulu éviter et qui, malgré tout, devenait visiblement le but du voyage.
Claude en était sûr maintenant. Ceux qui avaient déclenché les flammes étranges aperçues sur Titan, conscients de la venue de cette expédition qui devait venir les déloger, prenaient les devants et neutralisaient ce commando constituant en quelque sorte l’avant-garde.
Le cortège, cependant, prenait des tons merveilleux.
Les flots de lumière verte émanant de Saturne, avec des tons d’or et de rose feu, roulaient sur les bulles et les irisaient singulièrement.
Claude, le cœur serré, voyait ce collier miraculeux, ce joyau incomparable avancer dans le vide.
Parfois, au cours des évolutions capricieuses de la chaîne des bulles, il découvrait un de ses compagnons, saisi dans les feux émanant des planètes qui dansaient leur éternel ballet.
Saturne, et Titan, et tous les satellites. Maintenant, on en découvrait une demi-douzaine, tous différents, tous jetant des lueurs variées.
Naturellement, le smaragdin de Saturne dominait.
Claude aperçut ainsi Coqdor dans une aura de feu éclatant, Tchou noyé d’or, Wilfrid irradiant d’un bleu céleste.
Lui-même suffoquait de rose et de vert Nil. Et, petit à petit, à travers cet éblouissement, il découvrit la surface de Titan.
Très blanche, mais reflétant tous ces feux, les accentuant encore, eût-on dit, elle prenait tout l’horizon céleste et le cortège s’y dirigeait.
Claude sentit un poignard traverser sa poitrine.
– Nous voulions mourir… Puis nous sommes partis vers Titan… Et nous y arrivons… malgré nous…
Il songea encore.
– Pour y mourir…
Alors que la rage de vivre, maintenant, battait en ses artères.
Il pensa encore au Marsupial.
Que devenait l’étrange personnage ? Lui, peut-être, qui disposait de tels pouvoirs, aurait pu briser le cortège des bulles et ne pas s’enfuir, comme la soucoupe du Sterne.
Mais n’était-il pas, en réalité, le maître, l’instigateur de tout cela ?
Était-ce à lui qu’obéissaient ces forces mystérieuses ? Car, jusqu’alors, on n’avait vu aucun humanoïde, ni aucune créature vivante.
Et puis, on plongea vers Titan. Le cortège entra dans son atmosphère qu’on savait mortelle pour les humains.
À travers les parois de la sphère qui le retenait prisonnier, Claude, le rescapé du désintégratorium, aperçut alors un bien étrange spectacle…